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Il y a 20 ans, "Restore Hope" précipitait la Somalie dans le chaos

9 décembre 1992 : plus de 20 000 marines américains débarquent en Somalie sous l'oeil des caméras. Objectif : restaurer la paix afin de porter secours à la population décimée par la famine. Quelques mois plus tard, le Pentagone rappelle ses troupes, devant le spectre d'un autre Vietnam. Avec Pascal Le Pautremat, spécialiste de stratégie, défense et relations internationales, retour sur un fiasco qui a remis en question le droit d'ingérence affirmé par la résolution 688 de l'ONU.

Dans un village à 25 kilomètres de Baidoa, un enfant se précipice vers un convoi humanitaire, couvert par un
légionnaire français (AFP)
 
08.12.2012Par Liliane Charrier
 
L’opération Restore Hope poursuivait un objectif louable : pacifier la Somalie déchirée par les rivalités entre seigneurs de guerre, afin de permettre aux organisations humanitaires d’acheminer la nourriture jusqu'aux populations affamées. Hélas, les intervenants sur le terrain connaissent mal les difficultés du terrain, et ils ne parviendront pas à surmonter l’éclatement du pays en différentes factions.

Il faut dire qu’une mission de cette envergure n'est pas simple à mettre en place. Elle requiert une cohésion internationale, via l’aval du Conseil de Sécurité des Nations unies. Tous les pays partenaires doivent ensuite se mobiliser pour envoyer des armes et des hommes, mais aussi des médecins, et ensuite l’aide humanitaire elle-même. "Et puis en arrivant enfin là-bas, on se trouve en prise avec des organisations claniques, quasiment mafieuses, qui s’emparent des denrées alimentaires destinées aux civils pour les revendre ou les garder pour eux, alourdissant encore le bilan déjà très lourd de victimes de la famine," se souvient Pascal Le Pautremat.

 
A Afgio, à 25 km de Mogadiscio, des soldats américains
protègent l'arrivée d'un convoi de denrées alimentaires.

Pour la première fois, il apparaît que la mise en place d’une opération humanitaire nécessite, en amont, une fine connaissance sociologique, voire anthropologique des populations concernées. "Cela n’exclut pas une intervention militaire, explique Pascal Le Pautremat. Surtout dans les pays comme la Somalie, où les sociétés cultivent l’art et la culture de la guerre de façon quasiment innée. Dans ce contexte, la vie ne pèse rien. Si vous n'intégrez pas cette dichotomie entre leur approche de la vie et la mort, la partie est perdue d'avance, constate Pascal Le Pautremat. Et c’est exactement ce qui s’est passé en Somalie."

"La guerre n'est pas un sot métier"

L’échec de Restore Hope a montré combien il est compliqué de faire intervenir des soldats de plusieurs nationalités dans un conflit excentré, mais surtout qu’il faut, pour gérer la situation, des hommes taillés pour la mission. Les guerres d'Irak et d'Afghanistan l'ont confirmé par la suite. "On a presque toujours échoué là où les hommes ne sont pas imprégnés des réalités socio économiques du pays. Là où l'on a réussi, c'est dans les zones confiées à des unités spécialisées dans les psy ops. Hélas, cette formation est limitée à quelques structures seulement des forces d’intervention," déplore Pascal Le Pautremat. La guerre n’est pas un sot métier, contrairement à ce que disait Jean-François Haumont, soldat de Bonaparte. "Au contraire, il faudrait écarter tous ceux qui n’ont pas la finesse d’esprit pour surmonter le fossé culturel et intervenir au cœur des populations civiles."
 
Zoom:
Un soldat américain fouille un civil afghan dans
la province de Logar (AFP)

Les leçons du Vietnam

Le fiasco de la Somalie évoque évidemment la débâcle de l’armée américaine au Vietnam. Mais au lieu de s'amender, il semble que les Etats-Unis aient entraîné les autres pays de l’Otan dans leur dérive. "Aujourd’hui, même les Français et les Anglais qui, du fait de leur passé colonial, avaient l’habitude d’être au milieu des populations, s’enferment eux aussi dans des bases retranchées, dont ils n’en sortent que pour patrouiller ou rencontrer les dignitaires locaux. Ainsi s’instaure une distance malsaine : les hommes ne parviennent pas toujours à s’imprégner de la situation et ils entretiennent une microsociété artificielle génératrice de nostalgie pour leur pays d’origine," témoigne Pascal Le Pautremat. L’autochtone, alors, n’est plus qu’un étranger, catalogué tantôt 'ami', tantôt 'ennemi'. Une approche d’autant moins adaptée aux conflits actuels qu’ils se déroulent non pas sur des champs de bataille, mais dans des régions entre guerre et paix, comme l’Irak ou l’Afghanistan.

La dictature de l’instantané

De nos sociétés de communication régies par le numérique, il y a la conviction qu’une intervention en zone de conflit doit être menée rapidement, et que la crise peut être surmontée en quelques mois. "Cette culture de l’instantané n’est pas transposable aux crises sociales et économiques, et à plus forte raison aux situations militaires et humanitaires. Les effets de notre action en Afghanistan, par exemple, ne seront pas perceptibles avant dix ou quinze ans. Il faut compter sur un laps de temps d’environ vingt-cinq ans pour recueillir les fruits d’un changement," insiste Pascal Le Pautremat.

Hypermédiatisation : une arme à double tranchant

L’hypermédiatisation de Restore Hope s’est cruellement retournée contre les forces spéciales américaines. Beaucoup se souviennent de l’intervention des forces spéciales d’octobre 1993 en plein Mogadiscio. Une opération décidée unilatéralement, sans prévenir les autres partenaires de l’opération multinationale. Objectif : arrêter l’un des principaux seigneurs de guerre. En réalité, il faudra constituer une colonne de secours multinationale avec des Malaisiens et des Pakistanais pour sortir les Américains de ce marasme. Non seulement ils perdront une vingtaine de soldats, mais leurs dépouilles mutilées seront piétinées et traînées nues dans les rues devant les caméras de CNN. L’opinion publique au Etats-Unis n’a pas supporté la mort des siens. Alors Bill Clinton, cédant à la logique électorale, a mis fin à l’opération Restore Hope.

Les gouvernements veulent un bilan transposable en résultats électoraux

A l’inverse, certaines opérations permettent de remettre en selle et en scène des présidents en perte de vitesse, comme George Bush en 2003. "L’opération Iraki Freedom, lancée le 20 mars, s'est terminée sur une soi-disant victoire le 1er mai. Ainsi Georges Bush a-t-il remonté la pente en agissant en chef de guerre. Mais pour la normalisation du pays, ce fut un désastre," constate Pascal Le Pautremat.

De la même façon, l’intervention de la France en Lybie a complètement déstabilisé le pays en créant une ligne de fracture dont les effets se répercutent jusque dans le nord du Mali. Comme si nul n'avait anticipé la complexité du contexte local. En prise directe avec les populations locales, les membres des ONG, eux, connaissent bien le terrain. "En revanche, les hauts fonctionnaires aux commandes n’ont jamais mis les pieds dans un pays ravagé par une vraie pauvreté, ni dans un uniforme ; ils n’ont aucune idée de ce qu’est une opération militaire, ni de ce qu’elle engendre. Ils veulent des bilans transposables en résultats électoraux. Pour être efficace, il faudrait plus d’humilité," conclut Pascal Le Pautremat.
 

 

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