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La guerre de l’Ogaden (1977-1978) : un conflit régional éclipsé par la guerre froide (3/3)

La guerre d’attrition (septembre-novembre 1977)

Une pause d’une semaine suit la prise de Jijiga par les Somaliens. Ceux-ci se retranchent dans la vallée de Daketa, construisant des tranchées et posant des mines, démolissant trois ponts importants. Ce faisant, ils perdent l’initiative, alors que les Ethiopiens se réorganisent, amènent des réserves fraîches et construisent eux aussi des bunkers. Les Somaliens opèrent alors un mouvement en pinces : l’une, vers le nord, doit s’emparer de Dire Dawa tandis que l’autre attaque Harar par l’est. La deuxième pince est la plus appuyée côté somalien, à partir de Karamara et Fik. Mais il faut plus de sept semaines aux Somaliens pour déboucher. La résistance éthiopienne se durcit, en effet, car les Soviétiques ont réalisé, fin septembre-début octobre, les premières livraisons de chars et d’avions à Addis-Abeba. Le contingent des conseillers militaires soviétiques est alors dirigé par le général Vasilii Pirogov1. Des conseillers militaires est-allemands forment les unités de milice éthiopiennes à la lutte anti-insurrectionnelle contre les menaces intérieures, et au combat urbain2. Les miliciens ont gagné en expérience et de nouvelles unités spéciales, comme celles dites paracommandos, formées à Tatek, arrivent sur le front. L’aviation éthiopienne a la maîtrise du ciel. Fin septembre, deux bataillons blindés sud-yéménites viennent renforcer la puissance de feu éthiopienne ; ces 2000 hommes sont encadrés par des conseillers militaires est-allemands. En octobre, une première division blindée équipée de chars T-34 peut être mise sur pied. Les Somaliens doivent maintenant faire face, sur le plateau, à une population hostile, qui soutient les Ethiopiens, alors même que leurs lignes de communications s’étendent et que leurs adversaires bénéficient d’un terrain montagneux idéal pour la défense.Leur composante mécanisée leur est de peu d’utilité.


 


Pendant quatre mois, les Somaliens lancent attaque sur attaque pour s’emparer d’Harar. Ils encerclent l’agglomération de 48 000 habitants au nord, au sud et à l’est. A deux reprises, cette ville importante, siège de l’académie militaire éthiopienne, manque de succomber. Mais les Somaliens ne font pas preuve de rapidité dans leurs manoeuvres et les Ethiopiens se défendent d’arrache-pied. Les assaillants essayent de réduire un saillant gardé par un détachement éthiopien au sud-est de la ville, en direction de Kore. Au total, 5 brigades mécanisées, une brigade blindée, une brigade d’artillerie, une brigade de commandos et même une ou deux brigades de la guérilla auront été engagées contre ce saillant. C’est la 3ème division éthiopienne qui en assure la défense, épaulée par la 74ème brigade mécanisée, le 2ème bataillon de chars, le 219ème bataillon Nebelbal, la 4ème batterie de défense anti-aérienne, deux bataillons de vétérans rappelés sous les drapeaux (21 et 23) et plusieurs bataillons de la Garde Révolutionnaire du Peuple. Pendant deux mois, les Somaliens attaquent avec les chars et leur artillerie, mais ils tombent sous les coups des canons antichars et de l’artillerie adverse sans réussir à mener une attaque concentrée. Des combats acharnés ont lieu, en particulier entre 17h le 18 septembre et 7h30 le 19 septembre. Les Somaliens essayent aussi de couper les Ethiopiens de leurs arrières en attaquant la 92ème brigade mécanisée à Gursum, sans succès. Les combats font rage autour du mont Dalcha, à quelques kilomètres au sud de Kore. La hauteur change de mains plusieurs fois avant que les Ethiopiens ne s’en emparent le 17 octobre. Les pertes somaliennes y auraient été de 2 000 hommes et celles des Ethiopiens, non connues, auraient été aussi importantes. Le 19 octobre, une tentative somalienne de reprendre le mont Dalcha se solde par 219 pertes et 2 chasseurs MiG-17 abattus. Deux unités se distinguent en particulier, côté éthiopien, sur le front de Kore : le 4ème bataillon d’artillerie et la 74ème brigade de miliciens3.
Les Somaliens cherchent alors un autre point faible dans la défense éthiopienne et le trouvent dans le secteur de Kombolcha, Babile et Fedis. Jusqu’alors, la police avait réussi à contenir la guérilla. Mais une force somalienne est détectée faisant route vers Jarso, à 35 km au nord-ouest d’Harar. Les Ethiopiens forment alors la brigade de Kagnew en urgence le 23 octobre, qui rassemblent les 76ème et 96ème brigades et une batterie de 105 mm de la 3ème brigade d’artillerie. Dans le même temps, les Somaliens attaquent le front de Babile défendue par la First Task Force éthiopienne. Les revers initiaux de cette dernière unité donnent lieu à de nouvelles exécutions au sein de la troupe, qui tient la position après de violents combats les 11-12 novembre. Les Somaliens perdent 250 à 300 tués et 400 à 500 blessés. C’est après cet échec que Siad Barre décide d’expulser de Somalie les 1678 conseillers soviétiques encore présents4. Décision tragique, puisque quelques jours après, l’URSS commence un pont aérien massif pour acheminer armes et conseillers militaires, dont certains arrivent tout juste de Somalie, en Ethiopie.
A ce moment-là, la situation se détériore pour les Ethiopiens sur le front de Kombolcha. Le 16 novembre, les Somaliens attaquent Jarso après un pilonnage d’artillerie, et des unités éthiopiennes s’enfuient vers Kombolcha et Harar. Une partie du contingent resté en arrière pour détruire du matériel sensible se retranche sur le mont Halcho, à un kilomètre de la ville. L’unité est anéantie le 18 novembre : des renforts éthiopiens sont interceptés en route, deux camions chargés de munitions et deux pièces de 105 sont capturés, les Somaliens foncent sur Kombolcha qui se trouve à 16 km seulement au nord-ouest de Harar. Le 24 novembre, les Ethiopiens s’enfuient à nouveau après une courte résistance en direction d’Harar. Une seule unité seulement tient bon et sauve la cité jusqu’à l’arrivée de la 1ère brigade de paracommandos. Sur le front de Fedis, les Somaliens réussissent également une percée suite au déplacement de la 96ème brigade éthiopienne. Deux bataillons de paracommandos (61ème et 62ème), avec la 501ème brigade de la Garde Révolutionnaire du Peuple, une batterie d’artillerie de 105 et une section de chars M-41 ont résisté pendant une semaine. Le 4 novembre, la bataille fait rage de 9h à 18h : les Ethiopiens perdent 45 morts et 30 blessés. Le mont Hakim, au sud de la ville et qui la surplombe, est perdu, et Harar est en grand danger d’être emportée. Les défenseurs se replient à moins de 3 km de la ville et demandent à Mengistu que des LRM BM-21 soient expédiés du front de Kore. Celui-ci, suspectant que l’attaque n’est qu’une diversion, refuse, et envoie à la place la 2ème brigade paracommando qui, le 22 novembre, rejette les Somaliens sur Fedis, à 24 km au sud-ouest d’Harar. Elle s’établit ensuite sur le mont Hakim. En n’attaquant pas avec une force d’envergure, les Somaliens ont laissé passer leur chance, comme à Dire Dawa.
Dire Dawa n’est plus menacée par les Somaliens à ce moment-là des opérations. Les Ethiopiens en profitent pour réorganiser leurs troupes dans le secteur et amener des réserve. La Second Task Force comprend la 3ème division et plusieurs unités de soutien. Fin octobre, avec l’arrivée du matériel soviétique, les Ethiopiens commencent à rétablir l’équilibre en termes de puissance de feu. Le 18 novembre, une attaque somalienne abandonne sur le terrain une importante quantité de matériel. Le 23 novembre, une nouvelle attaque échoue, et à la fin du mois, les Somaliens perdent 150 hommes, 19 lance-roquettes RPG et 120 AK-47. Les Ethiopiens profitent de ce répit pour bombarder les villes au nord de la Somalie. Le vent commence à tourner en faveur des Ethiopiens, qui reçoivent bientôt également le soutien des Soviétiques et des Cubains.

L’intervention soviétique : le « colosse rouge » en marche (novembre 1977-mars 1978)

En décembre, les combats s’interrompent : l’URSS a mis en place, pendant ce temps, un gigantesque pont aérien à destination de l’Ethiopie. Entamé le 26 novembre 1977, il dure six semaines, de décembre à la mi-janvier. Il implique 225 avions de transport Il-76 et An-22, soit 15% de la flotte de transport militaire de l’Armée Rouge, à partir de bases près de Moscou, Tbilissi, Taschkent et Georgievsk, en direction d’Addis-Abeba. Utilisant comme stations relais Tripoli et Aden, les appareils soviétiques violent de nombreux espaces aériens pour effectuer leurs missions5. Au pic du pont aérien, on voit un appareil se poser toutes les 25 minutes ! De nombreux cargos soviétiques et du bloc de l’est (une cinquantaine en tout), protégés par des navires de combat dans la partie sud de la Mer Rouge, déchargent du matériel militaire dans les ports d’Assab et de Massawa. Ces navires convoient aussi les contingents cubains qui viennent soit d’Angola, soit de Cuba directement. Une quantité énorme de matériel militaire est transférée en Ethiopie (voir le tableau ci-dessous). Les Soviétiques envoient ainsi le nouveau véhicule de combat BMP-1, armé d’un canon de 73 mm capable de tirer des missiles, que les Somaliens surnomment vite le « château ambulant ». Un autre nouveau matériel est testé pour la première fois : l’hélicoptère de combat Mi-24A Hind, dont 6 exemplaires font partie des livraisons envoyées (nombre bientôt porté à 16). La quantité d’armes délivrée est comparable à celle fournie aux pays arabes pendant la guerre du Kippour, en 1973. Les Ethiopiens ont également reçu en renfort près de 100 000 hommes, dont 30 000 sont regroupés dans la Première armée révolutionnaire, envoyée sur le front est. A l’inverse, les Somaliens sont à court d’hommes et de matériel : ils ont eu recours à la conscription forcée dès la fin octobre. En novembre, ils essaient d’acquérir des armes en Asie et en Europe, mais seuls les régimes musulmans conservateurs (Arabie Saoudite, Iran, Egypte, Pakistan) répondent présents. Les Soviétiques envoient non seulement des armes mais aussi des conseillers militaires, plus d’un millier, aux Ethiopiens, dont quatre généraux. Certains des officiers supérieurs, comme le général Grigory Barisov ou les lieutenants-colonels Andrei Filatov et Semyon Nezhinsky, ont été auparavant conseillers de l’état-major somalien. Ils apportent eux une connaissance intime du dispositif et des forces adverses. Des troupes cubaines sont également acheminées sur place : quelques centaines en décembre, puis 3000 en janvier pour atteindre enfin 18000 hommes en février, ainsi que 750 soldats yéménites. La moitié du contingent cubain est formée de troupes aguerries ayant combattu en Angola ; apportant son équipement lourd (chars T-62 et véhicule blindés), ce contingent est commandé par le général Arnaldo Ochoa. Les Somaliens font désormais face à un véritable « colosse rouge »6.


Matériel expédié par les Soviétiques en Ethiopie (mars 1977-mai 1978).


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TypesQuantité
Chars T-3430 à 85
Chars T-54/T-55300 à 500 (autre source : 100 T-54 et 50 T-55)
Chars T-6220
Véhicules de combat blindés, véhicules de transport de troupes blindésAu moins 300 dont :
40 BTR-152
100 BTR-60
40 BRDM-1
50 BRDM-2
100 BMP-1
Chasseurs MiG-17F6
Chasseurs MiG-21MF55 à 60
Chasseurs MiG-2312 à 20
Hélicoptères Mi-4Quelques-uns
Hélicoptères Mi-64-6
Hélicoptères Mi-830
Hélicoptères Mi-24A Hind6 puis 16
Avions de transport léger An-26 Curl6
Avions de transport An-12 Cub-A2
MANPADS SAM-71500
Missiles SA-3 Goa300 (avec 15 lanceurs)
Missiles antichars Sagger1000
LRM BM-21Au moins 28
Canons de 100 à 152 mmPlus de 300 (dont 100 canons D-20 de 152 mm et 150 canons D-30 de 122 mm)
Canons de 155 et 185 mm100 canons S-23 de 180 mm
Canons antiaériens mobiles de 57 mm6
MortiersNombreux
Armes légèresEn quantités importantes.

Sources : Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990 ; Bruce PORTER, The USSR in Third World Conflicts : Soviet Arms and Diplomacy in Local Wars 1945-1980, Cambridge University Press, 1984 ; Michael BRZOSKA et Frederic S. PEARSON, Arms and Warfare. Escalation, De-Escalation and Negotiation, University of South Carolina Press, 1994.

En janvier, les Ethiopiens forment le Comité Stratégique Militaire Suprême, composé d’Ethiopiens, de Russes et de Cubains, chargé de planifier et de diriger la contre-offensive. Il est commmandé par le général Vasilii Ivanovitch Petrov, le premier adjoint du commandant des forces terrestres de l’Armée Rouge. Petrov est un vétéran qui a participé, notamment, à la formation de l’armée somalienne. Le chef des opérations est le colonel éthiopien Mesfin Gabreqal. En janvier 1978, Raoul Castro, ministre de la Défense de Cuba, arrive en Ethiopie pour participer aux préparatifs de l’opération7. Le Comité établit son QG à Dire Dawa. L’opération est organisée avec le plus grand soin. Ses éléments clés sont la surprise et l’utilisation de barrages d’artillerie suivie par des attaques d’infanterie ou mécanisées, dans la droite ligne des tactiques soviétiques de l’époque. Le 22 janvier 1978, les Somaliens tentent cependant, à nouveau, de s’emparer d’Harar. Ils pilonnent la ville de Babile avec des mortiers et des roquettes depuis la colline 1692, en guise de diversion. A 15h30, plusieurs brigades d’infanterie appuyées par les chars et l’artillerie entament un mouvement en pinces contre Harar depuis Fedis pour chasser la 2ème brigade paracommando du mont Hakim, pour pulvériser les unités qui défendent Kombolcha, et ainsi couper les défenseurs de Kore de leurs arrières. Les combats durent six heures ; le milicien Ali Berke Tucho se distingue en détruisant trois chars somaliens, ce qui remonte le moral de ses camarades. L’attaque somalienne se termine à 14h. Elle échoue de par une résistance solide au sol et dans les airs, qui voit la première intervention des Cubains : une bataille de chars se développe à terre, impliquant 120 T-54/T-55 et T-62, tandis que les MiG pilonnent les arrières ennemis. Les Somaliens perdent 3 000 hommes dans cette offensive, leurs plus lourdes pertes en un engagement depuis le début de la guerre.



Sans transition, les Ethiopiens passent de la défensive à l’offensive. Les 23-27 janvier, la 11ème division appuyée par les brigades blindées cubaines reprend Fedis, capture 5 chars, de nombreux véhicules blindés, 48 canons, 7 canons antiaériens, une cache d’armes d’infanterie et des dépôts de munitions. Une série d’attaques successives le long de la ligne de front en Dire Dawa et Harar conduit à l’encerclement de plusieurs unités somaliennes. Le 1er février 1978, un bataillon d’artillerie pilonne les positions somaliennes au sud de Dire Dawa, en guise de diversion. Le 2 février, la 9ème division éthiopienne soutenue par les blindés cubains et l’artillerie enfonce les positions somaliennes à Harewa, libère Jeldesa, la ville la plus fortifiée du secteur, le 4 février. Les Somaliens abandonnent 42 chars, de nombreux véhicules blindés et 50 pièces d’artillerie. Ils sont poursuivis par la 75ème brigade de miliciens, le 201ème bataillon Nebelbal, et la 69ème brigade mécanisée de miliciens, qui font leur jonction le 9 février à Jarso avec la 1ère brigade paracommando, la 102ème brigade mécanisée et la 10ème division d’infanterie qui sont sorties de Kombolcha. Grâce à cette manoeuvre, les Ethiopiens se sont mis en position d’interdire tout renfort somalien provenant d’Hargeisa et de couper la retraite des forces somaliennes qui quitteraient Jijiga. Une autre colonne éthiopienne a coupé la route Jijiga-Degehabur. Devant la gravité de la situation, le régime somalien en appelle à la mobilisation générale.
Le nettoyage des hauteurs à l’ouest de la chaîne Amhar rend possible la concentration des forces éthiopiennes pour détruire le corps de bataille somalien dans un engagement décisif. Deux obstacles se dressent sur la route des Ethiopiens et des Cubains : la passe de Marda, qui contrôle l’accès de Jijiga par l’ouest, et l’imposant systèmes de tranchées et de lignes de défense, avec des mines, que les Somaliens ont bâti. Petrov, plutôt que de lancer un assaut frontal coûteux sur les positions retranchées des Somaliens, choisit de les contourner. Le plan d’opérations est probablement l’oeuvre du général Barisov. Il prévoit de leurrer les Somaliens en leur faisant croire que l’attaque principale aura bien lieu par la passe de Marda. Pendant ce temps, une division éthiopienne renforcée d’une brigade blindée cubaine contournera les monts Amhar par le nord. Dans le même temps, un poste sera établi au nord-est des monts Amhar pour ravitailler par hélicoptère cette force de contournement. L’attaque de diversion sur la passe de Marda sera effectuée par la 3ème division éthiopienne appuyée par une brigade mécanisée cubaine. A partir du point établi au nord-est des monts Amhar, gardé par deux compagnies de blindés aérotransportés PT-76, un bataillon héliporté coupera les routes de repli des Somaliens. Le but de la manoeuvre est un mouvement en pinces du nord et de l’ouest visant à détruire les forces ennemies8.





La force de flanquement est composée de la 10ème division éthiopienne appuyée par une brigade blindée cubaine comptant 60 T-62. Le 15 février, ces unités contournent les monts Amhar et franchissent la passe de Shebele, à 50-60 km au nord. Après avoir nettoyé le secteur des Somaliens, qui mènent une farouche résistance, elles sont rejointes par la 69ème brigade de miliciens de la 5ème division de milice, qui mène la marche sur Jijiga. Les Somaliens continuent de se défendre vigoureusement : la 69ème brigade est réduite à 500 hommes, mais ses adversaires perdent 14 blindés dans les combats. Pendant ce temps, un régiment de Mi-6 (9 appareils) et 20 Mi-8 soviétiques héliportent troupes, chars, et munitions sur un plateau au nord-est de Jijiga où la jonction est faite avec la force de flanquement venant du nord. Les hélicoptères transportent également 70 véhicules de combat, des BMD-1 et peut-être aussi des canons d’assaut ASU-57 dont ce sera l’une des rares utilisations opérationnelles9. L’opération est encadrée par un détachement de Spetsnaz présent au sein du contingent de conseillers militaires soviétiques. Un bombardement aérien et d’artillerie frappe la ville de Jijiga, suivi d’attaques d’infanterie et de chars. Pendant que la 10ème division et les unités de soutien attaquent Jijiga par le nord, la 75ème brigade d’infanterie et la 1ère brigade paracommando, marchent sur la passe de Marda le 4 mars. Dans le même temps, les villes du nord de la Somalie, Hargeisa et le port de Berbera sont bombardées. Les 6 brigades somaliennes enfermées dans Jijiga combattent trois jours, mais les 6 000 soldats finissent par être anéantis, tués, blessés ou capturés10. Le 5 mars, à 9h, le drapeau éthiopien flotte sur la ville, hissé par le colonel Desalegn Abebe, le commandant de la 10ème division éthiopienne.



La prise de Jijiga est le sommet de la contre-offensive éthiopienne contre les Somaliens. Ceux-ci sont désormais en retraite et il ne faut que trois semaines aux Ethiopiens pour reprendre le reste du territoire perdu, avec des pertes plus liées à la chaleur qu’aux combats. A la 68ème brigade par exemple, les soldats ouvrent les radiateurs des véhicules et les réserves d’eau pour les batteries pour étancher leur soif. 29 hommes meurent de déshydratation. La 8ème division d’infanterie perd 32 hommes pour les mêmes raisons. Le 8 mars, une colonne blindée de la 3ème division éthiopienne et la 3ème brigade blindée cubaine s’emparent de Degehabur, à 200 km au sud de Jijiga. A l’ouest, le FSLO résiste de façon inattendue face à une division éthiopienne qui fonce sur la ville de Fik. La 94ème brigade éthiopienne souffre particulièrement et perd son commandant, qui préfère se suicider plutôt que de se rendre. Mais appuyé par un bataillon d’artillerie cubain, les Ethiopiens finissent par prendre Fik. Siad Barre annonce alors le retrait complet de ses troupes d’Ethiopie. Les 16 et 17 mars, avec la prise d’Imi et Elkere par la 12ème division, le Bale et l’essentiel de l’Ogaden sont libérés. Le 23 mars, Addis-Abeba déclare la fin officielle des hostilités. Cependant, les Somaliens conservent le contrôle de près d’un tiers du territoire pris en juillet-août 1977. Il faudra une autre offensive pour en venir à bout11.

Conclusion

Il est certain que les erreurs du commandement somalien ont contribué à la victoire éthiopienne. Tout comme l’arrivée, dans les derniers mois du conflit, de 18 000 soldats cubains, qui ont directement pris part aux opérations, et des 1500 conseillers militaires soviétiques. L’assistance de l’URSS et du bloc de l’est a été capitale dans la défaite et l’expulsion des Somaliens des territoires envahis. Cependant, ce sont bien les Ethiopiens qui ont tenu, et ne se sont pas effondrés, dans les six premiers mois. Les Somaliens n’étaient en fait pas préparés pour une guerre longue, une guerre d’attrition. Ce qui ne veut pas dire que leurs soldats n’ont pas été aussi courageux que les Ethiopiens : ceux-ci admiraient en particulier l’utilisation qu’ils faisaient de leurs blindés. En attaquant un pays cinq fois plus grand et dix fois plus peuplé, les Somaliens ne pouvaient compter que sur une blitzkrieg : or, ils ont manqué de rapidité et du sens de la manoeuvre pour l’achever. A terme, ils ont buté sur la zone du plateau pendant que les Ethiopiens faisaient passer leurs effectifs d’une division d’infanterie affaiblie à 7 divisions bien équipées. Les Somaliens ont étiré leurs lignes de communication, au sein d’un territoire hostile, où les attaques contre leur logistique (sur 700 km) sont vite devenues un cauchemar. Le commandement somalien a montré ses limites : au lieu de désorganiser les arrières éthiopiens, il a souvent eu recours à des attaques frontales, qui pâtissaient d’une mauvaise coordination interarmes. La doctrine soviétique prévoit pourtant un combat dans la profondeur du dispositif adverse : mais les Somaliens ne l’ont pas appliquée. Ils ont parfois cherché à attaquer le point faible de la défense éthiopienne, mais sans concentrer suffisamment de puissance de feu pour obtenir le résultat recherché. Ils ont aussi manqué l’occasion de détruire les infrastructures de l’aviation éthiopienne pour réduire son efficacité.
La guerre de l’Ogaden montre l’importance des combats d’infanterie soutenus par des forces mécanisées, mais l’aviation joue un rôle considérable, comme cela s’était déjà vu lors de la guerre des Six Jours en 196712. Les Ethiopiens, surclassés numériquement (36 chasseurs bombardiers contre 53 aux Somaliens en 1977), ont pourtant acquis la maîtrise du ciel. Ils ont été capables de frapper les villes du nord de la Somalie, tout en revendiquant la destruction de 9 MiG-17 et 18 MiG-21 en combat aérien, plus 6 autres en Somalie13. Est-ce dû à la supériorité du F-5 américain sur les MiG soviétiques ? De fait, c’est surtout l’expérience et l’entraînement des pilotes éthiopiens qui ont fait la différence : il ne faut pas oublier que l’armée de l’air éthiopienne existe alors depuis 30 ans, son homologue somalienne depuis 15 ans seulement. Certains pilotes éthiopiens deviennent de véritables héros nationaux : le colonel Legesse Teferra abat deux appareils ennemis et en détruit quatre autres au sol, bombardant l’aéroport d’Hargeisa avant d’être abattu par un missile sol-air et capturé. Relâché lors d’un échange de prisonniers en 1988, il sera promu général. Les Somaliens ont également sous-estimé la force du nationalisme éthiopien et du soutien à la révolution. La plupart des miliciens qui ont si vaillamment combattu pendant le conflit proviennent des régions méridionales de l’Ethiopie qui ont le plus bénéficié du partage des terres en 1975.
Les Ethiopiens ont gagné la guerre, mais n’ont pas remporté la paix. Il faudra encore trois années de combats et une grande compagne contre-insurrectionnelle en 1980-1981 pour venir à bout des deux guérillas de l’Ogaden. Le chiffre des pertes pour les deux camps est difficile à établir. Côté éthiopien, elles se montent au moins à 20 000 hommes, dont 6 000 morts. Parmi ceux-là figurent 160 soldats exécutés par leur propre camp. On compte aussi 3800 disparus, parmi lesquels, selon Addis-Abeba, plus de 1300 déserteurs. 163 Cubains ont été tués dans les combats, de même que 60 à 100 Yéménites. Le chiffre des pertes russes n’est pas connu. Les Somaliens quant eux auraient perdu un peu plus de 9 000 hommes dont 6500 morts14. Quant aux civils, on compte déjà plus de 500 000 personnes déplacées, le nombre exact de morts n’est pas connu mais il a dû être très important15. Certaines sources parlent d’au moins 25 000 morts civils.
Il est assez surprenant qu’une dispute frontalière dans une région si désolée de l’Afrique se soit transformée en un conflit majeur du continent, l’un des seuls d’ailleurs prenant une forme militaire et conventionnelle pour un litige frontalier, dans l’histoire contemporaine de l’Afrique. L’intervention de l’URSS est dramatique : elle rompt avec son ancien allié somalien, tout en inquiétant les Etats-Unis et les régimes arabes conservateurs, l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Egypte, qui craignent une mainmise soviétique sur la Corne de l’Afrique. Les experts occidentaux restent surpris par la rapidité d’action de l’URSS et par l’efficacité de l’armée éthiopienne armée et encadrée par leurs soins. Pour la Somalie, la défaite de la guerre de l’Ogaden accélère la décomposition de l’Etat de Siad Barre. Un coup d’Etat échoue d’ailleurs en Somalie quelques semaines après la défaite. Siad Barre sera chassé du pouvoir en janvier 1991. La guerre n’a pas réglé la question de l’Ogaden. Les Somaliens de la région ont vécu l’intervention de Mogadischio, durant ces huit mois, comme une véritable libération. Certains ont fui en Somalie, les autres sont restés sous la domination éthiopienne, formant le Front National de Libération de l’Ogaden (FNLO), qui revendique toujours l’autodétermination aujourd’hui. Côté éthiopien, la victoire renforce l’alliance avec l’URSS, concrétisée par un traité d’amitié et de coopération pour 20 ans signé en novembre 1978. L’Ethiopie de Mengistu compare alors la victoire contre les Somaliens à celle d’Adoua remportée sur les Italiens en 1896. Pourtant, elle disparaît assez vite de la mémoire populaire. Il faut dire qu’elle n’a pas été remportée sur le colonisateur européen, et la victoire est due à une aide étrangère massive. Elle est aussi le fait d’un régime qui commit de nombreuses exactions contre la population éthiopienne. La victoire de l’Ogaden consolide le Derg et le pouvoir personnel de Mengistu : l’armée a été reforgée dans le chaos initial des combats, la révolution a été sauvée. Mengistu veut maintenant utiliser ce formidable outil contre la guérilla de l’Erythrée. Mais l’adversaire n’est pas le même et la guerre en Erythrée sera, avec celle du Tigré, le tombeau du régime.

Stéphane Mantoux, Historicoblog

Bibliographie :

Article :

Gebru TAREKE, « The Ethiopia-Somali War of 1977 revisited », The International Journal of African Historical Studies, Volume 33, n°3, 2000, p.635-667.

Ouvrages :

Christopher BELLAMY, The Evolution of Modern Land Warfare. Theory and Practice, Routledge, 1990.

Michael BRZOSKA et Frederic S. PEARSON, Arms and Warfare. Escalation, De-Escalation and Negotiation, University of South Carolina Press, 1994.

David L. GRANGE et alii, Air-Mech Strike. Asymmetric Maneuver Warfare fort the 21st Century, Turner Publishing Company, 2000.

Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990.

Bruce PORTER, The USSR in Third World Conflicts : Soviet Arms and Diplomacy in Local Wars 1945-1980, Cambridge University Press, 1984

Oleg SARIN et Lev DVORETSKY, Alien Wars. The Soviet Union’s Agressions Against the World, 1919 to 1989, Presidio, 1996.

Gebru TAREKE, The Ethiopian Revolution. War in the Horn of Africa, Yale Library of Military History, Yale University Press, 2009.


1Oleg SARIN et Lev DVORETSKY, Alien Wars. The Soviet Union’s Agressions Against the World, 1919 to 1989, Presidio, 1996, p.131.
2Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990, p.219.
3Gebru TAREKE, The Ethiopian Revolution. War in the Horn of Africa, Yale Library of Military History, Yale University Press, 2009, p.201.
4Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990, p.221.
5Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990, p.223.
6Gebru TAREKE, The Ethiopian Revolution. War in the Horn of Africa, Yale Library of Military History, Yale University Press, 2009, p.204-205.
7Robert G. PATMAN, The Soviet Union in the Horn of Africa. The diplomacy of intervention and disengagement, Soviet and East European Studies 71, Cambridge University Press, 1990, p.231.
8Christopher BELLAMY, The Evolution of Modern Land Warfare. Theory and Practice, Routledge, 1990, p.117-119.
9David L. GRANGE et alii, Air-Mech Strike. Asymmetric Maneuver Warfare fort the 21st Century, Turner Publishing Company, 2000, p.86.
10Oleg SARIN et Lev DVORETSKY, Alien Wars. The Soviet Union’s Agressions Against the World, 1919 to 1989, Presidio, 1996, p.135.
11Gebru TAREKE, The Ethiopian Revolution. War in the Horn of Africa, Yale Library of Military History, Yale University Press, 2009, p.208-209.
12Sur le volet aérien de la guerre de l’Ogaden, cf mon article sur Historicoblog (3) : « Camarades contre camarades : le volet aérien de la guerre de l’Ogaden », http://historicoblog3.blogspot.com/2010/07/camarades-contre-camarades-le-volet.html

13Un point sur les victoires aériennes sur ce site : http://aces.safarikovi.org/victories/ethiopia-1977-1978.html
14Gebru TAREKE, « The Ethiopia-Somali War of 1977 revisited », The International Journal of African Historical Studies, Volume 33, n°3, 2000, p.635-667.
15Gebru TAREKE, The Ethiopian Revolution. War in the Horn of Africa, Yale Library of Military History, Yale University Press, 2009, p.214






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