Il faut sauver les soldats érythréens
Alors que la Syrie pleure le sang de ses martyrs sous le regard paralysé de la communauté internationale, il existe un autre pays, au bord de la mer Rouge, qui fait peu parler de lui mais dont le chef d’Etat est tout aussi sanguinaire : l’Erythrée. Léonard Vincent, l'auteur de l'ouvrage Les Erythréens, le qualifie de « bagne à ciel ouvert, un immense camp de travail profitant à une chefferie paranoïaque ». Un pays d’où il est presque impossible de sortir ou d’entrer. La prison est aussi l’enfer où se retrouve tout ceux qui ont été arrêtés dans les rafles de rue (les giffas), dans les campagnes ou ayant essayé de fuir. Cette triste réalité explique pourquoi la société érythréenne souffre d’une « puissante obsession migratoire » . Cette hémorragie migratoire s’aggrave chaque année et plus d’un Erythréen sur cinq vit aujourd’hui hors du territoire.
Partant de ce constat, le journaliste Léonard Vincent, tente, dans son ouvrage Les Erythréens, de rendre compte du drame que vit la nation Erythréenne. Il tente de comprendre pourquoi la « nation rêvée », devenue « nation vécue » n’est plus qu’une « nation subie » ? Les Erythréens est le récit poignant de ce peuple qui fui la folie de son président. C’est ainsi par la littérature et non le journalisme que Léonard Vincent rompt l’indifférence et le déficit d’émotion qui existent autour de leurs sors. Pourquoi ne parle-t-on pas de l’Erythrée ?
Parce que ce jeune Etat est inaccessible et l’accès au terrain est interdit aux chercheurs et aux journalistes. D’ailleurs l’auteur laisse transparaitre entre les lignes son désœuvrement face à une profession qui faillit à son rôle d’information. Léonard Vincent avance aussi une autre hypothèse, tout simplement parce que : ‘le peuple érythréen (est) assez peu présent dans l’imaginaire collectif mondial’.
Grâce à une série de trajectoires individuelles, Léonard Vincent fait entendre la voix de migrants débarqués à Lampedusa, de l’opposition qu’il a rencontré à Addis Abeba en 2010 et qui peine à s’unir, des fugitifs qu’il a aidé à fuir en payant des passeurs, de Fana aujourd’hui réfugié en France qui a traversé la frontière les pieds en sang, de Biniam, ancien présentateur du journal du soir d’Eri-TV que l’auteur a aidé à fuir ou encore du général Ogbe Abraha (général et chef d’état-major de l’armée érythréenne) et Joshua Fessaye Yohannes (célèbre journaliste) tous deux proches du régime qui se sont suicidés en prison. La mort de Joshua ne sera connue que 5 ans après … Il livre le témoignage des rafles, des mauvais traitements subis en prison, des cris entendus dans ces geôles, des tortures, des disparitions, des interrogatoires, de l’isolement et de la mort. Certaines pages coupent le souffle.
Léonard Vincent met des noms sur ceux qui ont vécu ce cauchemar, pour lutter contre l’indifférence internationale. Plus qu’un témoignage journalistique c’est une expérience humaine que partage avec nous Léonard Vincent. Il nous fait partager un combat qui a besoin d’être entendu et soutenu.
Pourtant, l’histoire de l’Erythrée avait bien commencé. Les premières années de l’indépendance sont euphoriques, tout est à construire, et le FPLE (le Front Populaire de Libération de l’Erythrée devient en 1994 le Front populaire pour la démocratie et la justice -PFDJ-), qui a mené la lutte, souhaite construire une société sur les bases du mouvement : sans distinction ethnique, religieuse ou de genre. Les premières initiatives de développement font rapidement du pays un exemple pour les autres. Le dirigisme du gouvernement est alors assumé. Il ne s’agit que d’une étape avant de mener le pays à la démocratisation.
Mais, rapidement la machine à gagner du FPLE se grippe et le pays rencontre ses premières difficultés. Dans ses relations extérieures, le régime prend l’habitude de frapper d’abord et négocier ensuite, dans la tradition du mouvement armée de libération (différend frontalier avec le Yémen relatif aux îles Hanish en 1995, conflit frontalier avec Djibouti en 2008). Il acquiert ainsi la réputation d’être belliqueux. Sur le plan économique, la transition ne se fait pas. En 2002, le gouvernement lance un programme de développement, Warsay Yika'alo, un Plan Marshall pour le pays, faisant de l’armée le premier employeur. Le gouvernement mobilise de façon autoritaire la main d’œuvre dans l’agriculture, la pêche, etc. Cette concurrence inégale phagocyte le secteur privé, déjà malmenée par des règlementations exigeantes. Aujourd’hui, l’Erythrée tient uniquement grâce à l’aide financière de la diaspora qu’il taxe d’un impôt de 2% sur les revenus, conditionnant par son paiement l’accès aux services des ambassades (délivrance des passeports, des visas de sortie…). En décembre 2011, le Conseil de sécurité de l’ONU a condamné le recours à la «taxe de la diaspora» qualifiée d’ « extorsion ». Le texte de la résolution accuse le gouvernement érythréen d’imposer l’impôt afin de «financer des achats d’armes et du matériel connexe destinés à des groupes d’opposition armés».
L’histoire de l’Erythrée s’écrit toujours au regard de celle du grand voisin éthiopien et explique le raidissement du régime. Ainsi, depuis la guerre frontalière entre les deux pays, de 1998 à 2000, le régime érythréen se durcit chaque jour un peu plus. La constitution adoptée en 1997 reste suspendue, l’Etat de droit inexistant et les élections reportées. Le Président gouverne par des décisions et concentre entre ses mains les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Les assemblées (nationales et locales) sont noyautées par le parti unique, le Front populaire pour la démocratie et la justice (PFDJ). Les syndicats ont été supprimés. L’opposition interne est inexistante et la répression, systématique, s’est étendue aux minorités religieuses.
Début 2001, des vétérans de la guerre de libération publient sur internet une lettre ouverte condamnant les actions illégales et anticonstitutionnelles du régime. Pour Issayas Afworki et son entourage ces critiques brisent une règle fondamentale du parti : « ne jamais laver son linge sale en public ». L’heure n’est pas venue de discuter élections et démocratie . Onze anciens ministres du gouvernement, membres du « groupe des 15 » sont arrêtés et emprisonnés dont des figures historiques du mouvement de libération et de l’Etat indépendant. Cette affaire n’est pas si étonnante si l’on prête attention à une déclaration qu’aurait faite le président : « Quand je suis contesté, je deviens plus tenace et de plus en plus rigide » .
La répression touche aussi la presse. Le 18 septembre 2001, alors que le regard de la communauté internationale est tourné vers les conséquences des attentats du 11 septembre 2001, des dizaines de journalistes et leurs collaborateurs sont arrêtés, la presse privée interdite. C’est d’ailleurs le point de départ de l’ouvrage de Léonard Vincent qui fût journaliste à Reporters sans Frontière. Selon le dernier rapport de cette ONG sur la liberté de la presse, l’Erythrée arrive au dernier rang … après la Corée du Nord. Sans inculpation, les journalistes arrêtés sont toujours en prison, certains seraient morts. La vague répressive est lancée. Les élites et les intellectuels sont surveillés, arrêtés ou portés disparus.
Dès lors, il apparait clairement que l’unité et la loyauté deviennent des valeurs au-dessus de tout pour le régime. Toute la société se militarise. La dernière année d’étude des lycéens doit s’accomplir dans un centre de formation de l’armée afin de poursuivre, ensuite, directement sur le service national. Le système universitaire subit également cette militarisation puisqu’il n’existe plus aujourd’hui en Erythrée d’enseignement supérieur indépendant de l’armée. Cette militarisation de la jeunesse rappelle l’expérience des Khmers rouges. Presque toute la population masculine est enrôlée dans l’armée, le service civil est illimité et garantit au régime une main d’œuvre bon marché, voire gratuite. Cette mise au pas de la jeunesse vise à empêcher la formation de toute conscience politique par un parti qui rejette l’individualisme et l’intellectualisme. Pour le gouvernement le service national est nécessaire à la construction de la nation, il permet d’inculquer aux jeunes le sens de la loyauté et du patriotisme. En effet, comme dans les rangs du FPLE pendant la guerre de libération, le service militaire permet de briser les barrières ethniques, régionales et religieuses. « Voilà pourquoi tous ceux qui fuient l’Erythrée aujourd’hui peuvent être considérés comme des déserteurs » explique Léonard Vincent. Voilà qui explique aussi le titre de ce billet…
Léonard Vincent, sera présent le 5 avril lors de la conférence organisée par l'ANAJ-IHEDN et l'Institut Choiseul. Information et inscription : ICI
Pour aller plus loin :
- Léonard Vincent, Les Erythréens, Paris, Rivages, 2012
- International Crisis Group, Eritrea: The Siege State, Africa Report, numéro 163, 21 septembre 2010
- Gaim Kibreab “The Eritrean Diaspora, the War of Independence, Post-Conflict (Re)-construction and Democratisation” in Ulf Johansson Dahre (ed) The Role of Diasporas in Peace, Democracy and Development in the Horn of Africa, Lund University, 2007
- Richard Reid (ed.), Eritrea’s External Relations : Understanding its Regional Role and Foreign Policy, Londres, Chatham House, 2009
- Fabienne Le Houérou, Ethiopie-Erythrée, frères ennemis de la Corne de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2000
Partant de ce constat, le journaliste Léonard Vincent, tente, dans son ouvrage Les Erythréens, de rendre compte du drame que vit la nation Erythréenne. Il tente de comprendre pourquoi la « nation rêvée », devenue « nation vécue » n’est plus qu’une « nation subie » ? Les Erythréens est le récit poignant de ce peuple qui fui la folie de son président. C’est ainsi par la littérature et non le journalisme que Léonard Vincent rompt l’indifférence et le déficit d’émotion qui existent autour de leurs sors. Pourquoi ne parle-t-on pas de l’Erythrée ?
Parce que ce jeune Etat est inaccessible et l’accès au terrain est interdit aux chercheurs et aux journalistes. D’ailleurs l’auteur laisse transparaitre entre les lignes son désœuvrement face à une profession qui faillit à son rôle d’information. Léonard Vincent avance aussi une autre hypothèse, tout simplement parce que : ‘le peuple érythréen (est) assez peu présent dans l’imaginaire collectif mondial’.
Grâce à une série de trajectoires individuelles, Léonard Vincent fait entendre la voix de migrants débarqués à Lampedusa, de l’opposition qu’il a rencontré à Addis Abeba en 2010 et qui peine à s’unir, des fugitifs qu’il a aidé à fuir en payant des passeurs, de Fana aujourd’hui réfugié en France qui a traversé la frontière les pieds en sang, de Biniam, ancien présentateur du journal du soir d’Eri-TV que l’auteur a aidé à fuir ou encore du général Ogbe Abraha (général et chef d’état-major de l’armée érythréenne) et Joshua Fessaye Yohannes (célèbre journaliste) tous deux proches du régime qui se sont suicidés en prison. La mort de Joshua ne sera connue que 5 ans après … Il livre le témoignage des rafles, des mauvais traitements subis en prison, des cris entendus dans ces geôles, des tortures, des disparitions, des interrogatoires, de l’isolement et de la mort. Certaines pages coupent le souffle.
Léonard Vincent met des noms sur ceux qui ont vécu ce cauchemar, pour lutter contre l’indifférence internationale. Plus qu’un témoignage journalistique c’est une expérience humaine que partage avec nous Léonard Vincent. Il nous fait partager un combat qui a besoin d’être entendu et soutenu.
Pourtant, l’histoire de l’Erythrée avait bien commencé. Les premières années de l’indépendance sont euphoriques, tout est à construire, et le FPLE (le Front Populaire de Libération de l’Erythrée devient en 1994 le Front populaire pour la démocratie et la justice -PFDJ-), qui a mené la lutte, souhaite construire une société sur les bases du mouvement : sans distinction ethnique, religieuse ou de genre. Les premières initiatives de développement font rapidement du pays un exemple pour les autres. Le dirigisme du gouvernement est alors assumé. Il ne s’agit que d’une étape avant de mener le pays à la démocratisation.
Mais, rapidement la machine à gagner du FPLE se grippe et le pays rencontre ses premières difficultés. Dans ses relations extérieures, le régime prend l’habitude de frapper d’abord et négocier ensuite, dans la tradition du mouvement armée de libération (différend frontalier avec le Yémen relatif aux îles Hanish en 1995, conflit frontalier avec Djibouti en 2008). Il acquiert ainsi la réputation d’être belliqueux. Sur le plan économique, la transition ne se fait pas. En 2002, le gouvernement lance un programme de développement, Warsay Yika'alo, un Plan Marshall pour le pays, faisant de l’armée le premier employeur. Le gouvernement mobilise de façon autoritaire la main d’œuvre dans l’agriculture, la pêche, etc. Cette concurrence inégale phagocyte le secteur privé, déjà malmenée par des règlementations exigeantes. Aujourd’hui, l’Erythrée tient uniquement grâce à l’aide financière de la diaspora qu’il taxe d’un impôt de 2% sur les revenus, conditionnant par son paiement l’accès aux services des ambassades (délivrance des passeports, des visas de sortie…). En décembre 2011, le Conseil de sécurité de l’ONU a condamné le recours à la «taxe de la diaspora» qualifiée d’ « extorsion ». Le texte de la résolution accuse le gouvernement érythréen d’imposer l’impôt afin de «financer des achats d’armes et du matériel connexe destinés à des groupes d’opposition armés».
L’histoire de l’Erythrée s’écrit toujours au regard de celle du grand voisin éthiopien et explique le raidissement du régime. Ainsi, depuis la guerre frontalière entre les deux pays, de 1998 à 2000, le régime érythréen se durcit chaque jour un peu plus. La constitution adoptée en 1997 reste suspendue, l’Etat de droit inexistant et les élections reportées. Le Président gouverne par des décisions et concentre entre ses mains les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Les assemblées (nationales et locales) sont noyautées par le parti unique, le Front populaire pour la démocratie et la justice (PFDJ). Les syndicats ont été supprimés. L’opposition interne est inexistante et la répression, systématique, s’est étendue aux minorités religieuses.
Début 2001, des vétérans de la guerre de libération publient sur internet une lettre ouverte condamnant les actions illégales et anticonstitutionnelles du régime. Pour Issayas Afworki et son entourage ces critiques brisent une règle fondamentale du parti : « ne jamais laver son linge sale en public ». L’heure n’est pas venue de discuter élections et démocratie . Onze anciens ministres du gouvernement, membres du « groupe des 15 » sont arrêtés et emprisonnés dont des figures historiques du mouvement de libération et de l’Etat indépendant. Cette affaire n’est pas si étonnante si l’on prête attention à une déclaration qu’aurait faite le président : « Quand je suis contesté, je deviens plus tenace et de plus en plus rigide » .
La répression touche aussi la presse. Le 18 septembre 2001, alors que le regard de la communauté internationale est tourné vers les conséquences des attentats du 11 septembre 2001, des dizaines de journalistes et leurs collaborateurs sont arrêtés, la presse privée interdite. C’est d’ailleurs le point de départ de l’ouvrage de Léonard Vincent qui fût journaliste à Reporters sans Frontière. Selon le dernier rapport de cette ONG sur la liberté de la presse, l’Erythrée arrive au dernier rang … après la Corée du Nord. Sans inculpation, les journalistes arrêtés sont toujours en prison, certains seraient morts. La vague répressive est lancée. Les élites et les intellectuels sont surveillés, arrêtés ou portés disparus.
Dès lors, il apparait clairement que l’unité et la loyauté deviennent des valeurs au-dessus de tout pour le régime. Toute la société se militarise. La dernière année d’étude des lycéens doit s’accomplir dans un centre de formation de l’armée afin de poursuivre, ensuite, directement sur le service national. Le système universitaire subit également cette militarisation puisqu’il n’existe plus aujourd’hui en Erythrée d’enseignement supérieur indépendant de l’armée. Cette militarisation de la jeunesse rappelle l’expérience des Khmers rouges. Presque toute la population masculine est enrôlée dans l’armée, le service civil est illimité et garantit au régime une main d’œuvre bon marché, voire gratuite. Cette mise au pas de la jeunesse vise à empêcher la formation de toute conscience politique par un parti qui rejette l’individualisme et l’intellectualisme. Pour le gouvernement le service national est nécessaire à la construction de la nation, il permet d’inculquer aux jeunes le sens de la loyauté et du patriotisme. En effet, comme dans les rangs du FPLE pendant la guerre de libération, le service militaire permet de briser les barrières ethniques, régionales et religieuses. « Voilà pourquoi tous ceux qui fuient l’Erythrée aujourd’hui peuvent être considérés comme des déserteurs » explique Léonard Vincent. Voilà qui explique aussi le titre de ce billet…
« Les animaux ont le droit d’être indifférents. Moi je suis un animal avec quelque chose en plus, quelque chose qui change tout, qui m’ôte le droit à l’indifférence : je sais » François Cavanna
Léonard Vincent, sera présent le 5 avril lors de la conférence organisée par l'ANAJ-IHEDN et l'Institut Choiseul. Information et inscription : ICI
Pour aller plus loin :
- Léonard Vincent, Les Erythréens, Paris, Rivages, 2012
- International Crisis Group, Eritrea: The Siege State, Africa Report, numéro 163, 21 septembre 2010
- Gaim Kibreab “The Eritrean Diaspora, the War of Independence, Post-Conflict (Re)-construction and Democratisation” in Ulf Johansson Dahre (ed) The Role of Diasporas in Peace, Democracy and Development in the Horn of Africa, Lund University, 2007
- Richard Reid (ed.), Eritrea’s External Relations : Understanding its Regional Role and Foreign Policy, Londres, Chatham House, 2009
- Fabienne Le Houérou, Ethiopie-Erythrée, frères ennemis de la Corne de l’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2000
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