Spectaculaire débarquement belgo-américain hier dans le Sud somalien. Nos paras sont accueillis en libérateurs.
KISMAYO
De notre envoyée spéciale
Lorsque les quinze véhicules amphibies américains jaillirent de l'aube rouge pour mordre la plage de Kismayo, la foule demeura d'abord silencieuse. Mais lorsque, quelques instants plus tard, les paras belges émergèrent des aéroglisseurs, un mumure se propagea parmi les gens en haillons, des Somaliens mais aussi des Bantous, nombreux en ce point de la côte et pauvres parmi les pauvres. Et bientôt, ce fut l'ovation.
D'un long pas détendu, nos paras traversèrent les dunes, plus légèrement harnachés que les Marines américains. Ils ouvraient la voie aux véhicules blancs frappés du drapeau tricolore qui brillaient dans le soleil levant.
Des enfants aux longues jambes de sauterelles, des femmes aux voiles flottants s'égosillaient à crier «Americans welcome» et surtout «Belgium good, good!», brandissant vers les soldats ébahis des rameaux, des branches fleuries. Et les Belges ne comprenaient guère les raisons d'un accueil aussi chaleureux, bien différent des réactions enregistrées à Mogadiscio ou Baidoa à l'arrivée des Marines ou de la Légion.
AIDE HUMANITAIRE ET FIDÉLITÉ
La raison d'une telle réaction est double. La première, c'est que, depuis des mois, ce sont les équipes de Médecins sans frontière Belgique qui gèrent les cinq centres de nutrition qui permettent à 7.300 enfants de s'accrocher chaque jour à la vie. Si la situation nutritionnelle est une peu moins dramatique à Kismayo qu'à Baidoa, c'est bien à MSF qu'on le doit. Contrairement aux agences de l'ONU, l'organisation belge n'a jamais lâché prise et, depuis septembre, a même réussi à réhabiliter l'hôpital de la ville, le seul depuis la frontière kényane jusqu'à la capitale. Les Belges ici sont devenus synonymes d'aide humanitaire, de fidélité.
Deuxième raison de l'enthousiasme de la foule: les Belges sont considérés comme des libérateurs. Ainsi, peu après le débarquement, deux hommes essoufflés, tremblant de peur, se jetaient littéralement dans mes bras, me poussant entre deux camions belges: Aidez-nous, on nous massacre! Chaque nuit, il y a des tueries. On égorge à l'arme blanche. Nous voulons être protégés par les soldats de votre pays.
Voilà un problème auquel le lieutenant-colonel Jacqmin n'avait certainement pas songé. Car l'arrivée des Belges et des Américains à Kismayo - en avance de trois semaines sur le calendrier initial - est due à la disponibilité des paras belges mais aussi à l'urgence de la situation. Les Américains, qui se sont déployés à Baidoa, Mogadiscio, Baladoglu, ont en effet été pressés de demandes venant des villes du sud, Kismayo, Merca, Prava.
SOUS COMMANDEMENT BELGE
Chassés de la capitale, les «technicals» font régner la terreur dans les campagnes et les petites cités de la côte. Se déployant avec une puissante lenteur, les Américains ont dû reconnaître qu'ils n'avaient, pour l'instant tout au moins, pas assez d'hommes à leur disposition pour gagner les villes du sud. C'est alors que les Belges, peu désireux d'assurer longtemps la garde de l'aéroport de Mogadiscio, proposèrent leurs services.
Le lieutenant-colonel Jacqmin rappela l'expérience africaine de ses hommes, la mobilité de son bataillon qui, contrairement aux Français, dispose de suffisamment de véhicules. L'accord fut rapidement conclu: les Belges reçurent le feu vert immédiat pour Kismayo, les Américains se contentant de les amener à pied d'oeuvre. Dès ce lundi, les C-130 venus directement de Belgique déposeront le reste de la compagnie et un équipement logistique et défensif plus léger peut-être que celui des Américains, mais immédiatement opérationnel. Quant au lieutenant-colonel Jacqmin, qui sera colonel d'ici la fin de la semaine, il a reçu la responsabilité du commandement de la région de Kismayo, avec autorité sur les soldats américains.
Le lieutenant-colonel Jacqmin (au centre) en pleine discussion avec des membres de la population de Kismayo. |
Faut-il décrire la fierté du bataillon qui s'est vu confier très vite un tâche importante et difficile?
Car, ici, prendre le contrôle du port et de l'aéroport où se poseront bientôt les Galaxy américains n'est pas le plus grand défi. Les Belges devront à la fois assurer la sécurité des convois de vivres, empêcher le racket sur le port et l'aéroport, mais aussi rassurer la population. C'est pour cela que le lieutenant-colonel Jacqmin a été immédiatement reçu par l'homme fort de Kismayo, Omar Jess, qui soutient le général Aidid. Il fut question de sécurité militaire mais aussi de ces bandes qui terrorisent la ville.
Jess entend qu'on le considère comme un chef à part entière mais les Belges et les Américains, pour leur part, refusent d'encore apercevoir les «technicals» dans la ville. C'est pourquoi Jess s'est vu conseiller de faire disparaître les auto-mitrailleuses traînant dans la cour de son imposante demeure, vraisemblablement volée à un notable local, et de veiller à la discipline de ses hommes. Lorsque tous mes paras seront arrivés, j'aurai plus d'arguments à lui opposer, murmure le lieutenant-colonel Jacqmin qui aujourd'hui doit encore tenir compte de la faiblesse relative des effectifs de la coalition qu'il dirige.
LA DROGUE ET LES FUSILS
Armes saisies par les troupes belges dans la région de Kismayo. |
Face à la prolifération des armes, face aux avions chargés de «kat» qui se posent sur l'aéroport et se faufilent entre les Hercules et les Transall, Jacqmin se veut plus réaliste que les Américains: La drogue est consommée dans le pays depuis des centaines d'années. Ce n'est pas moi qui vais changer les habitudes des Somaliens. Les fusils, par contre, je ne veux plus les voir.
En quelques heures, l'atmosphère de la ville a totalement changé. Ceux qui se terraient dans les camps osent à présent gagner les marchés, le cours du dollar a baissé. Les vivres sont revenus sur les étals et, durant toute la journée, des femmes, lançant des «you you», ont défilé derrière de hautes pancartes proclamant «Welcome welcome». Demain, il sera toujours temps de savoir qui commande à Kismayo. Aujourd'hui, il suffit encore d'espérer.
COLETTE BRAECKMAN
Source : archives.lesoir.be
Photos : DG Com - MoD