« Les rations arrivent ! » Abdi est saisi d’admiration pour le chauffeur du camion qui s’immobilise devant lui. Franchir, comme il vient de le faire, un dédale de clans et de sous-clans sur 425 kilomètres, avec deux tonnes de haricots, d’huile et de sucre est un exploit. Pour ne pas éveiller les soupçons des chefs de guerre et attiser les convoitises, la nourriture a été transportée dans un camion banalisé, en petites quantités, selon un itinéraire tenu secret. « Nous faisons appel à des commerçants locaux qui, chaque semaine, achètent les vivres à Mogadiscio avec leur argent, explique Abdi. Ces commerçants ont leurs armes et leurs miliciens. Ils connaissent très bien les règles claniques. Ils font jouer leurs liens familiaux. Quand ils arrivent avec la nourriture, je les paie. » Abdi Aziz Osman représente une grande organisation étrangère dont rien ne révèle la présence ici : ni sigle, ni véhicule, ni visage blanc. Mais tout le monde connaît le mystérieux donateur : le Comité International de la Croix-Rouge.
Nous sommes dans le sud-ouest de la Somalie, à Hargeisa, un petit village de la rive ouest du fleuve Juba. Les rations d’une semaine pour 3000 réfugiés rentrés d’exil sont déchargées à la hâte sous la surveillance d’une dizaine de miliciens armés de kalachnikovs. Et le camion redémarre aussi vite qu’il est arrivé. « Si le C.I.C.R. opérait ouvertement, poursuit Abdi, les miliciens voleraient les vivres. Et voir des visages blancs créerait de trop grandes attentes chez les gens. Malgré nos précautions, je peux vous montrer des gens qui viennent de Kisimayo (une ville portuaire à 125 km plus au sud) pour s’approvisionner ici. » La discrétion du C.I.C.R. est à la mesure de la situation en Somalie. Depuis le retrait des derniers Casques Bleus en mars 1995, la plupart des organisations humanitaires ont quitté ce pays toujours en proie à la guerre civile. Celles qui restent n’interviennent plus que sur la pointe des pieds.
Nourrir la guerre
« Si on décide aujourd’hui qu’il nous faut de la nourriture, elle sera ici après-demain. Si on essaie de faire la même chose sans cet homme d’affaires, il nous faudra un mois. » Alard Du Bois-Reymond arrive de Genève, par un petit avion du C.I.C.R., pour évaluer les besoins et vérifier le déroulement des opérations. « C’est un peu une expérience que l’on tente. C’est la première fois qu’on procède comme ça. Un homme d’affaires sait à qui donner un peu d’argent, quelles personnes inclure dans son escorte. Ce sont des finesses qu’on ne comprendra jamais. » Selon lui, le C.I.C.R. pourrait s’inspirer de son expérience à Hargeisa pour sous-traiter son aide dans des opérations plus importantes. « On peut agir peut-être plus efficacement avec les moyens locaux. Ici, ce sont les commerçants qui profitent de cet arrangement et après la guerre, cette structure sera toujours en place » (lire l’interview intégrale).
Comme la Croix-Rouge, les autres organisations étrangères ont dû s’adapter à une situation où le contrôle de l’aide humanitaire demeure un enjeu politique extrêmement important. Paradoxalement, cette aide a attisé le conflit somalien. Au plus fort de la guerre, jusqu’à 80 % des secours ont été pillés pour financer la guerre. Ces envois massifs de nourriture, précise le représentant du C.I.C.R., n’ont pas eu que des effets pervers. Revendus sur les marchés locaux, ils ont fait chuter les prix des aliments qui étaient devenus rares et hors de prix pour la plupart des Somaliens.
M. Du Bois-Reymond souligne qu’il faut se garder d’appliquer des repères culturels occidentaux à cette situation. Les vols de nourriture, selon lui, ne sont pas toujours ce que l’on croit. « La Somalie ne connaît pas de structure hiérarchique comme dans les autres pays. Ce ne sont pas des chefs qui décident. C’est une démocratie nomadique. On doit convaincre tout le monde. Et même si on atteint un consensus sur l’aide qu’on distribue, si certains estiment ensuite qu’ils n’ont pas reçu leur juste part de nourriture, ils s’arrogent le droit de la prendre. Pour eux, ce n’est pas voler. Ils jugent qu’on ne les a pas bien considérés. » Les meurtres d’employés d’organisations humanitaires ? « Les nomades sont des gens très fiers qui ne se plient pas facilement à nos idées occidentales. Si, par exemple, je donne un ordre à un Somalien, il ne va pas le respecter. Je dois le convaincre d’abord que j’ai raison. Si je n’ai pas de bons arguments et que j’insiste, il risque de me tirer dessus. En Bosnie, le franc-tireur touche sa prime pour chaque personne tuée. Ici c’est différent. Normalement, ils vous tirent dessus quand vous n’avez pas respecté quelque chose. Ce n’est pas par méchanceté. Le problème, c’est que vous ne savez pas toujours ce que vous avez fait comme faute. »
Ras-le-bol de la Somalie
Dans son bureau de Nairobi, Peter Kessler s’impatiente. Le porte-parole du Haut Commissariat des Nations-Unies aux Réfugiés s’inquiète de l’incapacité du H.C.R. à obtenir un financement pour rapatrier et réintégrer les 450 000 Somaliens qui vivent toujours en exil. La communauté internationale, constate-t-il, a détourné les yeux de ce peuple qui lui semble ingrat et incompréhensible. « Dans les pays donateurs, je crois qu’il y a un sentiment de ras-le-bol de la Somalie. Les chefs de guerre somaliens ont fait subir aux puissances occidentales une telle frustration qu’il est devenu très difficile d’obtenir les fonds nécessaires pour aider les gens qui en ont besoin. Il faudrait une photographie atroce ou des images télévisées montrant des gens mourant par centaines pour obtenir de nouveau le soutien dont nous avons besoin. »
A Hargeisa, la famine provoquée par la sécheresse a pu être évitée de justesse en 1995 grâce à l’intervention de la Croix-Rouge. « Beaucoup se nourrissent encore de fruits sauvages et d’herbes », précise M. Du Bois-Reymond, pour qui la situation demeure préoccupante. « Lorsque nous sommes arrivés, ajoute Abdi Aziz Osman, 85 % des gens, surtout des enfants de moins de cinq ans, étaient très mal nutris. Ils revenaient à pied du Kenya, dans un état critique. »
Dans le reste du pays, c’est l’exode rural qui a amplifié la pénurie de viande et de produits agricoles. Les troupeaux décimés et la destruction de 600 villages ont poussé la plupart des 450 000 réfugiés rentrés d’exil à s’installer dans les grandes villes. Et comme le chômage est massif (le départ des Nations-Unies, à lui seul, a privé de revenus 8000 employés somaliens de qui dépendaient 200 000 personnes), les gens n’ont plus les moyens de se nourrir.
En attendant la paix, Alard Du Bois-Reymond constate un net désir, chez les réfugiés rentrés chez eux, de s’affranchir de l’aide internationale. « J’ai vu les camps du Kenya. Ils étaient vraiment pourris. Tout le monde mendiait, il y avait des détournements de nourriture et tout le reste. Et j’ai revu ici des paysans qui veulent vivre de leurs terres, des gens qui sont redevenus fiers comme avant. Ca me fait très plaisir de voir que ce n’est pas un pourrissement qui persiste, que c’est un pourrissement temporaire. »