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Mercredi 9 décembre 1992 : SOMALIE:UN DEBARQUEMENT DIGNE D'HOLLYWOOD LES MARINES SONT ARRIVES EN SOMALIE LES SEIGNEURS QUI SE DISPUTENT LES MISERES ...


Les Marines sont là. Une opération humanitaire, à coup sûr. Mais submergée d'entrée de jeu par une hyper-médiatisation qui en fausse le sens.


Le «feuilleton» télévisé «Restore Hope» a commencé pour les téléspectateurs américains mardi en fin d'après-midi et s'est poursuivi tout au long de la soirée, au rythme des émissions spéciales des chaînes de télévision retransmettant le premier débarquement en direct de l'Histoire.

Premier épisode: peu après 17 heures à Washington, les chaînes interrompent leurs programmes pour montrer les premiers nageurs de combat débarquer sur une plage, en pleine nuit mais sous la lueur des projecteurs de télévision et les crépitements des flashes des photographes. Des visages maquillés de noir se détachent en contre-jour. Les commandos d'élite se regroupent, puis progressent à travers les buissons, escortés par la presse.

Deuxième épisode: les «stars» des télévisions américaines, comme Dan Rather ou Tom Brokaw, présentent en direct depuis Mogadiscio leur journal du soir. «Evening News» en Somalie, annonce CBS dont le présentateur Dan Rather évoque une atmosphère digne d'Hollywood, sinon d'un dessin animé. Tom Brokaw, de NBC, rassure les téléspectateurs: Nous ne sommes pas dans un environnement hostile.

Troisième épisode: vers 20 h 45, nouvelle interruption des programmes: le gros des troupes américaines commence à débarquer. C'est encore la nuit noire, les images ne sont guère évocatrices et les chaînes reprennent le cours normal de leurs émissions.


@DGCom
 Avec la levée du jour à Mogadiscio, Dan Rather revient à l'écran. En arrière-plan se détache le «Juneau», l'un des navires ayant amené les Marines au large de la Somalie. Les hélicoptères survolent l'aéroport, évoquant irrésistiblement le film «Apocalypse Now». Derrière le présentateur, un Marine pénètre dans la tour de contrôle de l'aéroport de Mogadiscio.

À 23 heures, ABC devait diffuser une heure d'actualité, en direct de Mogadiscio.

IRRITATION DU PENTAGONE

Si le président George Bush s'est félicité du succès de la phase initiale de l'opération, le Pentagone a vivement critiqué la manière dont la presse avait couvert l'événement et notamment l'utilisation d'éclairages puissants qui aurait pu mettre en danger la vie des militaires.

Nos hommes sont entraînés pour opérer de nuit et sont équipés d'appareils de vision nocturne. Ils ont été supris, pour ne pas dire plus, par la lumière des flashes et des éclairages, a déclaré le porte-parole du Pentagone Pete Williams.

Selon le colonel Dave Burpee, responsable du service d'information du Pentagone, de nombreuses personnes, notamment des membres de la famille des soldats qui ont assisté en direct au débarquement des troupes en Somalie, ont appelé ses services pour exprimer leur indignation ou leur colère. Ils considèrent (cette couverture presse) comme un danger potentiel pour leurs proches, a ajouté l'officier. Néanmoins, le colonel Burpee a reconnu que le Pentagone avait rendu public à l'avance le lieu du débarquement. Les chaînes de télé ont fait valoir de leur côté qu'elles avaient eu l'autorisation de filmer le débarquement et qu'on ne leur avait pas demandé de réduire leurs éclairages.


AAVP-7A2 de l'USMC sur l'Aéroprt de Kismayo
@DGCom
 Plusieurs véhicules amphibies vert et brun sont ainsi sortis de l'océan Indien devant les caméras de télévision et ont roulé vers le tarmac de l'aéroport dans le vacarme des hélicoptères.

Les soldats, descendant des blindés amphibies ou des hélicoptères, ont pris position sur la seule piste de l'aéroport et sur les murs d'enceinte.

Peu après l'arrivée d'une compagnie de Marines qui a pris position dans le port de la capitale, on a pu entendre les tirs répétés d'une mitrailleuse de gros calibre, mais il était difficile de savoir qui tirait. En dehors de cet incident, la capitale était inhabituellement calme mercredi. On pouvait entendre des tirs sporadiques mais très loin de l'aéroport.

Les Marines, pour leur part, ne souhaitaient prendre aucun risque. Aussi, lorsqu'ils ont découvert six Somaliens dormant dans un hangar, ils les ont fait s'allonger par terre et les ont ensuite emmenés. En fait, il s'agissait de personnes travaillant pour les Casques bleus pakistanais à qui ceux-ci avaient permis de passer la nuit dans ce hangar. Neuf autres Somaliens ont été arrêtés un peu plus tard.

Des Somaliens vêtus de haillons ont assisté, médusés, au déploiement des troupes américaines sur l'aéroport. C'est fantastique. Quel soulagement, s'est écrié l'un d'eux.

L'«HOTEL DES JOURNALISTES»

Sur le toit en terrasse d'un bâtiment sans charme qui regarde l'océan Indien à un kilomètre, des journalistes avaient passé la nuit pour ne pas manquer l'arrivée des Américains.

Cet hôtel de Mogadiscio, qui n'a jamais eu de nom, est devenu du jour au lendemain l'«hôtel des journalistes». Auparavant, il n'était - à côté d'un rudimentaire «Arco di triomfo popolare» rappelant le passé italien de la capitale somalienne - que l'«hôtel K 4», en raison de sa situation à 4 kilomètres du centre-ville. Des journalistes... et des matelas ne cessent d'arriver; les 58 chambres sont déjà occupées, au minimum à deux par chambre, et chacun paie 85 dollars par nuit. Une semaine doit être réglée à l'avance.

Les chambres du deuxième et dernier étage ont été occupées en premier, car elles sont proches du toit où les journalistes ont monté leurs antennes satellitaires. Les chambres du rez-de-chaussée sont les plus bruyantes, mais les douches y sont bien meilleures quand il y a de l'eau. Une denrée rare surtout quand elle est potable, alors qu'il règne une chaleur écrasante dans le «K 4». (AFP, AP.)

LES MARINES SONT ARRIVÉS EN SOMALIE

Les tensions restent vives à Mogadiscio et dans le reste de la Somalie. À l'aube, les premiers Marines de l'opération «Restore Hope» ont débarqué.


Les quelque deux mille premiers Marines américains, qui participent à l'opération «Restore Hope» (Rendre l'espoir), sont arrivés aux premières lueurs de l'aube en Somalie, légèrement en avance sur l'horaire prévu. Leur mission «d'ingérence humanitaire» est une première dans l'histoire de l'après-guerre. Trente-cinq pays et quelque 30.000 hommes doivent participer à cette mission qui a pour objectif d'assurer la distribution, à la population, de l'aide alimentaire internationale, systématiquement détournée et volée par des bandes de pillards armés.

C'est sur la plage de Mogadiscio, à proximité de l'aéroport, que les premiers éléments du contingent américain ont posé le pied. Ou plutôt la palme puisqu'il s'agissait de six à huit nageurs de combat. Ils ont été suivis d'une vingtaine d'hommes qui se trouvaient à bord de canots pneumatiques. Le détachement s'est ensuite dirigé vers l'aéroport. Les soldats descendant de leurs voitures amphibies ou d'hélicoptères ont pris position sur la seule piste opérationnelle et sur les murs d'enceinte.

L'ONU avait publié mardi une mise au point précisant que bien que cette opération soit hautement appréciée par le secrétaire général de l'ONU et qu'elle ait été autorisée par le Conseil de sécurité, la force militaire unifiée n'est pas sous le commandement des Nations unies et, par conséquent, le drapeau de l'ONU ne sera pas utilisé. Joe Sills, porte-parole de M. Boutros-Ghali, n'a pas été en mesure de préciser si les soldats et véhicules engagés sous commandement américain, porteraient un insigne de l'ONU.

Selon l'émissaire du président américain George Bush, M. Oackley, les deux «chefs de guerre» qui se disputent le contrôle de Mogadiscio, Mohamed Farah Aïdid et Ali Madi Mohamed, avaient promis leur entière coopération au cours des entretiens très positifs qu'il a eus avec eux. M. Oakley les a avertis de ne pas mettre leurs armées en haillons sur le chemin des forces américaines.

La France s'engagera pour sa part dans l'opération avec environ 2.100 hommes. La Russie pourrait, elle, envoyer une aide médicale et n'exclut pas la possibilité de participer militairement à l'opération.

Le président américain élu Bill Clinton, a estimé hier qu'il n'y avait pas de date-limite artificielle pour l'opération en Somalie.

La capitale somalienne, livrée depuis deux ans à la merci de factions armées rivales, est dans un état d'anarchie totale. À Mogadiscio, le plus puissant des chefs de guerre qui se disputent le pays, le général Mohamed Farah Aïdid, a donné consigne à ses hommes d'éviter tout incident mais a fait savoir qu'il n'accepterait pas leur désarmement avant les autres clans.

Lundi, de nouveaux combats ont éclaté dans le sud-ouest de la Somalie, à proximité de la frontière du Kenya, sur la route menant à Bardera. Plus d'une vingtaine de membres d'organisations humanitaires ont dû être évacués d'un camp accueillant 30.000 réfugiés, a indiqué une coordinatrice de Médecins du monde.

De violents combats ont également eu lieu, lundi, entre factions rivales à Baidoha, dans le Sud, faisant 78 morts et 50 blessés. Les organisations d'aide ont fortement réduit leur personnel dans cette ville, surnommée «la ville des morts qui marchent» et qui est un centre de distribution vital pour des centaines de milliers de Somaliens mourant de faim. (D'après AFP et AP.)


Les «seigneurs» qui se disputent les misères de la guerre

Passer de l'implacable dictature de Mohamed Siad Barre à l'anarchie des clans qui se disputent des lambeaux de pouvoirs dans une guerre civile permanente et une famine épouvantable: cela peut passer pour l'enfer. Tel est pourtant le sort de la Somalie au moment où les troupes chargées de «l'ingérence humanitaire» viennent au secours d'un pays transformé en mouroir. Après vingt et un an de règne, Siad Barre est tombé en janvier 1991. Depuis lors, 150.000 personnes sont mortes. Deux millions d'autres, selon les organisations humanitaires, risquent le même sort à bref délai.

Ce tragique résultat est le fruit empoisonné du combat acharné que se livrent depuis la chute de Siad Barre les deux principaux chefs de guerre, le président par intérim Ali Mahdi Mohamed et son rival, le général Mohamed Farah Aïdid. Leur affrontement est d'autant plus féroce, qu'ils ne se soucient guère d'idéologie ou de politique: ils n'ambitionnent que de prendre le pouvoir pour le pouvoir et de transformer leurs rapines en actes de gouvernement. C'est eux, et les bandes de pillards nés de leur conflit, qui ont brisé les efforts des organisations humanitaires lancées au secours des populations affamées. Ce sont ces sanglants barbares qui ont rendu indispensable l'envoi d'une force armée pour débloquer les convois de vivres et de médicaments.

LES CLANS OPPOSÉS

La chute de Siad Barre a évidemment exacerbé les affrontements séculaires qui ont déchiré le pays. Les Somaliens - six millions, en majorité musulmans sunnites - appartiennent à une seule ethnie, les Somalis. Ils sont constitués en confédérations, elles-mêmes composées de plusieurs clans. Depuis 1991, leurs rivalités se sont exacerbées. L'ex-président avait favorisé son clan, celui des Marehan, représentant moins de un pour cent de la population. Il y avait concentré les pouvoirs au détriment de la confédération Hawiye, la plus importante en Somalie et majoritaire à Mogadiscio, et du clan des Issak du Mouvement national somalien (SNM). Ces derniers ont proclamé unilatéralement, en mai 1991, l'indépendance de leur territoire, le «Somaliland», au nord du pays.


Ali Mahdi Mohamed en 1994
 Les chefs de guerre, Ali Mahdi Mohamed et Mohamed Farah Aïdid qui se combattent dans le centre et le sud du pays appartiennent au Congrès de la Somalie unifiée (USC), le mouvement qui a fait tomber Siad Barre. Ils sont tous deux membres de la confédération des Hawiye, mais pas du même clan. Le premier fait partie des Agbal, habitant traditionnellement Mogadiscio; le second des Habr Gedir, une communauté de pasteurs.

Le général Aïdid, fils de berger passé par l'armée italienne avant d'être emprisonné durant six ans par le président déchu, n'a jamais accepté, faut-il le dire, la nomination à la tête de l'Etat d'Ali Mahdi.

Un mélange de lion et de renard: c'est ainsi qu'un négociateur somalien décrit le général Mohamed Farah Aïdid, chef de guerre qui a pris Mogadiscio en janvier 1991 avant de se tailler un empire dans le sud somalien à coups d'attaques-surprise et d'alliances tactiques. Un «lion» actuellement affaibli après la perte de son quartier-général de Bardera, dans le sud-ouest.

LE TEMPS EST VENU

Le général Aïdid a toujours joué la carte de la séduction et de la bonne volonté auprès de ses interlocuteurs étrangers, même pendant les violents combats entre ses partisans et ceux du président par intérim Ali Mahdi Mohamed pour le contrôle de Mogadiscio. Il était pourtant à l'origine de ces combats à coups de canons qui ont fait de nombreux morts parmi les civils. Agé d'une soixantaine d'années (les Somaliens ignorent leur âge exact en l'absence d'état-civil), le général, arborant un air de patriarche rusé, porte régulièrement un chapeau en gabardine et un blouson en jean.

Massif et le dos vouté, il s'appuie sur une canne au pommeau argenté. Ses jeunes partisans, constamment excités par la faim et leur drogue, le qat, pendant les combats, se calment à sa venue. Il leur inspire le respect.

Le président par intérim, Ali Madhi Mohamed est, lui, l'ancien propriétaire d'un grand hôtel de Mogadiscio devenu soudain chef d'Etat grâce au puissant soutien du clan des Abgal et des anciens colonisateurs italiens.
Agé d'une cinquantaine d'années, Ali Mahdi Mohamed fut agent de santé et député avant de participer en juin 1991 à Djibouti à une conférence nationale qui regroupait tous les clans, sauf celui du général Aïdid.
Mais l'offensive que lança celui-ci dans Mogadiscio allait le surprendre et il n'aura pas le temps de gouverner un pays qui sombrera dans un chaos épouvantable. Ali Madhi Mohamed a longtemps réclamé une intervention des Nations unies, devant son incapacité à se débarrasser militairement de son principal rival. Son voeu est exaucé: les Marines américains sont là.
C.-G. S (avec AFP.)


Une tragédie médiatisée

«De toute manière, rien ne se passera avant mardi: les installations de CNN ne sont pas encore prêtes.» Ce commentaire désabusé d'un responsable d'ONG à Mogadiscio a le mérite de remettre les pendules à l'heure: par la grâce de CNN, la tragédie somalienne reçoit son estampille médiatique sans laquelle elle ne saurait, quelque part, exister tout à fait. Voir la guerre du Golfe. Nous sommes là, donc c'est important: la logique des supermédias inverse désormais celle des décideurs politiques.

Faut-il incriminer les seuls Américains? Il y a quelques semaines, l'arrivée de Sophia Loren faisait s'abattre sur la ville fantôme des nuées de paparazzi qui, jusque-là, se souciaient comme un poisson d'une pomme des enfants moribonds encombrant les dispensaires qu'ils envahissaient brutalement pour filmer la diva «sous le bon angle», de préférence en larmes devant un petit corps exsangue.

Il faut dire que les victimes elles-mêmes guettent cette médiatisation comme une manne céleste. La multiplication par dix des équipes de télé a fait monter les prix: la location d'une villa pas trop démolie coûte deux millions de nos francs... par mois!

Ne nous indignons pas trop vite: les télés, bonnes filles, ristournent de la sorte quelques miettes des bénéfices que leur rapportent nos larmes à ceux qui les font couler.

Ainsi va notre monde.

CLAUDE de GROULART

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