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Depuis deux mois, les troupes kényanes se battent en Somalie. Presque rien ne filtre sur cette opération bien mystérieuse.
Un soldat du gouvernement somalien patrouille à Burgabo (océan indien). REUTERS/Noor Khamis |
Le 16 octobre, entre 1.500 et 2.000 soldats des forces armées kenyanes, appuyés par de l’artillerie, des avions et des hélicoptères, sont entrés sur le territoire somalien, officiellement dans le but de neutraliser la menace représentée par les Shebabs islamistes. Deux mois plus tard, l’opération, baptisée «Linda Nchi», se poursuit. Et presque plus rien ne filtre à son sujet. La presse kenyane est la première à se montrer discrète, The Standard de Nairobi ne revenant qu’à reculons sur la question, à la suite d’un nouvel attentat à la grenade dans un camp de réfugiés dans le nord-est du pays. Dans les médias occidentaux aussi, l’indifférence est de mise, en dehors d’articles ponctuels qui ne révèlent pas grand-chose sur le déroulement des opérations, quand ils ne sont pas d’un intérêt purement anecdotique, comme celui que le New York Times consacre à la décision de l’état-major américain de combattre les Shebabs à coups de Twitter.
La guerre kényane en Somalie n’a pas droit aux premières pages, contrairement à d’autres conflits. Ainsi, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, on obtient 831.000 résultats quand on tape «intervention kenyane en Somalie» sur Google, mais 3.340.000 quand on tape «répression en Syrie». Qu’est-ce qui fait qu’une crise géopolitique, guerre ou insurrection, va susciter davantage d’intérêt qu’une autre? La réponse est multiple. On peut bien sûr invoquer le facteur de proximité. Plus le lieu où se déroulent les événements est géographiquement proche de l’auditoire, plus il est vraisemblable que les médias leur accorderont de l’importance. La proximité peut aussi être liée à des affinités ethniques, voire historiques.
Les forces françaises seraient impliquées
La Syrie a autrefois fait partie de l’empire français, ce qui pourrait expliquer la sensibilité de l’opinion publique hexagonale aux troubles qui ensanglantent le pays. Le Kenya, lui, est une ancienne colonie britannique. Et le fait que les forces françaises seraient impliquées dans l’opération contre les Shebabs ne suffit pas à propulser «Linda Nchi» sous nos feux de la rampe.
Ce même phénomène touche les conflits passés. Prenons par exemple les années 1860. A l’époque, la planète était (comme d’habitude, aurions-nous envie de dire) secouée par de terribles violences. L’Amérique était plongée dans sa «guerre civile», la guerre de Sécession (1861-1865), tandis que la France de Napoléon III, épaulée par la Grande-Bretagne et l’Espagne, intervenait au Mexique (1861-1867) et que la guerre de la Triple Alliance faisait rage entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay (1864-1870). La Chine était dans le même temps mise à genoux par la révolte des Taiping (1851-1864) et le Japon se trouvait en proie aux troubles dus à la fin du shogunat (1863-1869). Quant à l’Europe, elle était entre autres le théâtre à la fois des guerres d’expansion prussienne (guerre des Duchés contre le Danemark [1864], guerre austro-prussienne [1866]), de combats pour l’unité italienne et d’une insurrection polonaise contre la Russie.
De cette période mouvementée, qu’avons-nous retenu? Seule la guerre de Sécession reste présente dans les mémoires, car elle est aujourd’hui indissociable de la question majeure de l’esclavage. Si elle éclipse tous les conflits dont elle a été contemporaine, c’est aussi parce qu’au fil de leur ascension planétaire, les Etats-Unis ont fini par nous imposer leur vision de l’histoire, tant la leur que celle des autres. On peut également considérer que la guerre de Sécession a eu un impact géostratégique évident. Si le Sud l’avait emporté, la face du monde en aurait été changée, cela ne fait aucun doute. Mais cela veut-il dire pour autant que les autres guerres ont été de moindre importance? Si la Prusse avait été écrasée par l’Autriche à la bataille de Sadowa en 1866, l’histoire de l’Allemagne aurait été très différente, avec les conséquences que cela suppose pour le reste du monde. De même pour les batailles liées à la modernisation du Japon. Si le shogunat avait tenu bon, que serait-il advenu de l’ère Meiji et, partant, de l’influence japonaise dans le Pacifique et ailleurs?
Les atours hideux d'un conflit ethnique
Rien ne permet donc de dire que si l’on traite moins de l’intervention kenyane en Somalie, c’est parce qu’elle aurait moins «d’importance» que, disons, les manifestations en Syrie ou l’opération menée par l’OTAN en Libye. C’est généralement aux générations ultérieures qu’il revient de juger de l’importance stratégique et historique d’un conflit, avec plus ou moins de bonheur, comme on vient de le voir à propos de la guerre de Sécession. Les pertes seraient-elles alors une (sinistre) unité de mesure? Accorde-t-on moins de place à l’opération de l’armée kényane dans nos pages parce qu’elle causerait moins de dégâts (quelques centaines de victimes pour l’instant) que les combats en Libye et en Syrie (plusieurs milliers de victimes)? Argument fragile: si la guerre de Sécession a fait plus de 600.000 morts, que dire de la révolte des Taiping, qui en aurait fait plus de 20 millions, et qui est aujourd’hui presque oubliée?
Il est possible que ce qui se passe en Somalie soit en partie occulté à cause d’un effet d’érosion dans les médias, comme si, à force, trop de guerres «tuait» la guerre. Notre monde est agité de tant de soubresauts sanglants qu’en fin de compte, on ne peut peut-être pas les traiter tous équitablement. C’est là, faut-il supposer, qu’interviennent des critères comme la proximité, géographique ou historique.
Peut-être aussi les états-majors occidentaux (américain, britannique et français) impliqués dans l’intervention ne tiennent-ils pas à ce que l’accent soit mis sur leur rôle. Les journaux américains préfèrent évoquer la «guerre Twitter» plutôt que les frappes menées contre les Shebabs par les drones de l’US Air Force partis de leur base en Ethiopie. D’autant plus que cette guerre, déjà vieille de deux mois, commence à se parer des atours hideux d’un conflit ethnique, comme le souligne The Independent dans un reportage remarquable. Sur place, en effet, alors que s’instaure un climat de psychose lié aux attentats perpétrés par des Somaliens, les Kenyans se retournent contre les Somaliens «ethniques» qui vivent sur leur territoire. «On ne peut pas faire la différence entre un Somalien du Kenya et un Somalien: ils se ressemblent», déclare ainsi un policier kenyan cité par le quotidien britannique. D’où les bavures et brutalités qui se multiplieraient.
«Le coût humain et financier de la guerre ne cesse de croître, et elle disparaît petit à petit des écrans de télévision kenyans. Un journaliste local qui a photographié des soldats kenyans […] blessés à Garissa, une ville du nord, la semaine dernière — au lendemain d’une bataille qui, d’après les autorités, n’avait pas eu lieu —, a été arrêté, et ses images effacées», conclut The Independent.
Un reportage remarquable, en effet, mais qui ne faisait pas la une.
Roman Rijka
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