05/03/2012 par Julien Théron
Pendant que l’attention internationale se focalise sur la répression en Syrie et le programme nucléaire iranien, un des pires conflits contemporains perdure, loin de toute couverture médiatique, malgré un nombre de mort estimé de 350 à 500 000. Le théâtre de ce conflit est la Somalie mais l’Érythrée, l’Éthiopie et le Kenya en sont acteurs, parmi de nombreux autres. Car au nom de la stabilité régionale, de la lutte contre le terrorisme ou contre le piratage maritime, les ingérences régionales et internationales y vont bon train.
De nombreuses forces en présence sur le terrain
Dans cette région du monde s’affrontent depuis 23 ans des forces locales antagoniques, souvent claniques. L’absence de loi étatique caractérise ce pays, un coude de terre sectionné en différentes entités régionales régies par différentes autorités en confrontation permanente. Le gouvernement fédéral de transition (TFG) ne gouverne en effet qu’une toute petite partie du territoire, au centre/nord du pays et dans la capitale, Mogadiscio.
Le centre/sud du pays est contrôlé par une alliance de milices armées, plus ou moins autonomes, réunies par l’Union des tribunaux islamiques et nommées Shabaab (« jeunesse », en arabe, pour Harakat al Shabaab al Mujahidin). Ces milices, motivées par l’instauration d’un régime théocratique islamique aurait accueilli des combattants étrangers, notamment du Yémen, d’Arabie saoudite, du Soudan, du Pakistan ou encore d’Afghanistan.
Dans le sud somalien, les troupes kenyanes mènent depuis 2011 l’opération Linda Nchi (« protéger le pays », en swahili) contre les Shabaabs, opération qui s’installe dans la durée. Dans l’ouest, l’Éthiopie a suivi le déploiement des troupes kényanes un mois plus tard en lançant également une opération armée. Elle est appuyée par des forces blindées et dirigée également contre les Shabaabs.
De leur côté les troupes de maintien de la paix de la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM), sous mandat onusien, ont récemment été portées de 12 à plus de 17 000, et sont pour l’heure essentiellement composées de soldats burundais et ougandais. L’AMISOM a pour but la protection du TFG et des infrastructures stratégiques du pays.
Enfin, alors que dans le nord s’autonomisent et s’affrontent militairement deux grands territoires sécessionnistes (Puntland et Somaliland), des bandes de pirates sévissent également sur les deux façades maritimes du pays (mer Rouge, océan Indien), combattues par une force maritime internationale, composite et informelle, le SHADE (Shared awareness and deconfliction).
Implication de toute la corne africaine
Au niveau régional, le conflit est souvent considéré comme un transfert des rivalités chroniques entre l’Érythrée et l’Éthiopie. La première, indépendante de la seconde depuis 1991 après trente ans de guerre civile, soutiendrait les Shabaabs financièrement et logistiquement. L’Érythrée est perçue comme le mouton noir de la corne de l’Afrique : le Kenya l’accusant de procurer des armes aux milices islamistes et des escarmouches ont été provoquées en 2008 à sa frontière avec Djibouti. Asmara a été condamné par la résolution 1907 du Conseil de sécurité en 2009, présentée par l’Ouganda, exigeant notamment de l’Érythrée « qu’elle cesse d’armer, d’entraîner et d’équiper les groupes armés et leurs membres, dont Al Shabaab ».
L’Éthiopie avait procédé en 2009 au retrait de ses troupes de Somalie suite à l’accord de Khartoum entre le TFG et les Tribunaux islamistes (2006) et la résolution 1725 de l’ONU autorisant le déploiement de l’AMISOM. Cet accord soutenu par l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD : Soudan, Éthiopie, Érythrée, Djibouti, Somalie, Kenya, Ouganda) prévoit d’éviter l’ingérence militaire des voisins. L’Éthiopie a donc fait marche arrière en rappelant son armée présente depuis 2006… Avant, donc, de refaire irruption sur le territoire somalien en 2011, suivant le déploiement des troupes kényanes.
Éthiopie et Kenya contreviennent ainsi à la résolution onusienne qui exclut la présence armée de pays limitrophes. Pourtant, l’augmentation des effectifs de l’AMISOM (résolution 2036 du Conseil de sécurité), devrait induire l’intégration de forces kényanes et djiboutiennes en son sein, et même une participation éthiopienne est discutée. Addis Abeba semble cependant peu encline à placer ses troupes sous commandement commun et à faire encadrer ses opérations.
L’intégration de forces armées des trois pays voisins de la Somalie à l’AMISOM établirait certes une normalisation de leur présence militaire au regard du droit international. Mais ce serait aussi une prise de partie claire de l’AMISOM dans le conflit du côté du front anti-Shabaab/Érythrée, front dont les troupes kényanes, djiboutiennes et éthiopiennes sont les hérauts.
Or ceci peut déclencher un regain de violence à l’encontre de la mission onusienne, car c’est toujours par un processus de confrontation que se sont construites les milices Shabaabs, qui justifient leur action en affirmant qu’il existe un complot à l’encontre de la Somalie, allant même jusqu’à expulser les ONG des zones sous leur contrôle.
La Somalie au cœur des rivalités stratégiques globales
Le serment d’affidé des Shabaabs à Al Qaida a été fait par vidéo en février 2012 par l’ancien émir Moktar Ali Zubeyr Godane. Il avait été remplacé en 2010 à la tête du mouvement par Ibrahim al Afghani après les luttes de clans internes ayant suivi l’intégration du groupe Hizbul Islam. Godane représenterait ainsi la branche internationaliste des Shabaabs dotée des liens opérationnels avec Al Qaida dans la péninsule arabique (AQPA). Mais la plupart des dirigeants Shabaabs se sont depuis désolidarisés de cette tendance pour se focaliser sur une perspective strictement nationale, ce qui aurait conduit récemment au départ de responsables d’Al Qaida pour le Yémen, où la situation politique a évoluée avec le départ du président Saleh.
Les États-Unis et la France, qui disposent de bases à Djibouti, soutiennent avec la Grande-Bretagne les opérations kényanes et éthiopiennes, considérées comme un mal nécessaire face à la menace des Shabaabs. Des moyens (drones, matériel, formation) auraient été déployés en soutien. Par ailleurs, les États-Unis, qui avaient pris acte de l’échec de la mission « Restope Hope » en quittant le pays en 1993, sont intervenus en 2007, en dehors de tout mandat, en bombardant un camp qui aurait abrité les responsables des attaques terroristes de Nairobi (Kenya) et Dar es Salam (Tanzanie), en 1998.
Quant aux troupes navales du SHADE, elles sont composées par de nombreux pays concernés par l’instabilité de l’espace maritime bordé par les côtes somaliennes et yéménites, instabilité liée directement aux troubles politiques et sécuritaires dans ces deux pays. Parmi les pays sécurisant cette route stratégique entre océan Indien et mer Méditerranée, route énergétique et commerciale, on retrouve de nombreux acteurs militaires majeurs, parmi lesquels l’Australie, le Canada, la Chine, les États-Unis, l’Inde, l’Iran, le Japon, le Pakistan, l’Arabie saoudite, la Turquie, la Russie ou encore les États membres de l’Union européenne (mission EU NAVFOR).
En dehors de l’Union africaine et des pays de la région, l’AMISOM abrite aussi une formation technique européenne aux forces de sécurité (EUTM Somalia), ainsi qu’un soutien financier de l’UE, des pays du Golfe et de la Turquie.
Des perspectives incertaines
Si l’on peut considérer que le SHADE remporte un succès relatif dans la lutte contre la piraterie, il faut reconnaître que c’est là à peu près la seule amélioration que l’on peut constater ces dernières années. En effet, alors que le TFG a un pouvoir réel quasi-inexistant exercé sur un territoire minuscule, il est de plus en plus difficile de considérer les nombreux détenteurs d’autorité politique ou militaire comme pouvant être réunis au sein d’un seul corps étatique, fût-il même fédéral.
La logique n’est d’ailleurs absolument pas à la réconciliation, mais à une confrontation armée jusqu’au-boutiste. Mais même si la lutte contre les Shabaabs arrivait à les défaire militairement, même si les forces armées voisines étaient intégrées à l’AMISOM, et même si le TFG bénéficiait à la fois d’une légitimité politique internationale et d’un territoire sur lequel appliquer son autorité, cela signifierait-il seulement qu’il serait capable de gouverner ? Le pays, après vingt-et-un an de guerre civile a connu non seulement les combats, mais aussi les massacres, les destructions, l’exode, la famine. Aujourd’hui, les différents territoires composant le pays sont séparés, décomposés, déstructurés, certains se retrouvant en situation d’autonomie pour ne pas dire d’indépendance.
La force des ingérences –extraordinaires en nombre et en intensité– est proportionnelle à la destruction humaine, infrastructurelle et politique du pays. Les réponses que les acteurs apportent à cette situation relèvent toujours de l’argument sécuritaire, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs et quels que soit leurs objectifs ou leur légitimité. Cette solution du tout-sécuritaire est pourtant inefficace, et va même jusqu’à empêcher les déploiements humanitaires. Or en termes de stabilisation, non seulement l’ingérence sécuritaire permanente ne fonctionne clairement pas mais même l’humanitaire ne suffit pas à apaiser les velléités d’une population chroniquement exsangue. Le développement progressif et homogène du pays serait la solution, car il permettrait à la fois de stabiliser les flux humains, d’améliorer les conditions de vie locales tout en désamorçant les tensions politiques et territoriales. Mais quels intérêts cela servirait-il, si ce n’est celui des civils somaliens ?
Source : http://geopolitiqueconflits.blog.lemonde.fr/tag/somalie/
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