36 millions de dollars de revenus en un an
"Détruire l’île de la Tortue.."
Dans l’océan Indien, l’arraisonnement de navires est devenu une véritable industrie qui emploie plus d’un millier de personnes. Derrière ce gigantesque racket se profile l’ombre des islamistes locaux. Une enquête de Jean-Paul Mari
C’est une montagne sur l’eau, un cargo de 15 000 tonnes d’acier qui file, la coque enfoncée dans les eaux brûlantes de l’océan Indien, au large du Kenya. Le « Faina » bat pavillon du Belize pour une société du Panama, affrété par une compagnie ukrainienne d’Odessa et piloté par un capitaine russe à la tête d’un équipage de 17 Ukrainiens, 3 Russes et 1 Letton. Dans son ventre rond, empaquetés comme de gros gâteaux huilés, 33 chars d’assaut T-72 de conception soviétique, 150 lance-roquettes RPG-7, deux missiles sol-air Grad, des batteries antiaériennes, et quelque 14 000 obus et munitions : de quoi mener une sale guerre en terre d’Afrique. Où va-t-il ? Au Kenya ? Ou au Sud-Soudan, là où le dernier accord de paix signé a la valeur du papier ? Peu importe, quelque part dans une villa avec piscine à robinets dorés, un Lord of War doit se caresser le ventre en pensant aux bénéfices de sa marchandise de mort.
Ce 25 septembre, le « Faina » glisse donc, tranquille, à moins d’une journée de Mombasa, son port d’arrivée, en doublant un chalutier de pêche sans pavillon, étrangement immobile. Soudain, deux points blancs apparaissent à l’horizon, et ils avancent à une vitesse ahurissante, coupant les vagues courtes de la mousson. A bord, quelques pirates somaliens, jeunes, secs et en pagne, armés de kalachnikov et de lance-roquettes, issus sans doute de la même usine que la cargaison. Dix minutes plus tard, les longues barques se collent avec habileté contre le franc-bord du cargo ukrainien. Un tir de roquette pour montrer son sérieux, un ou deux grappins d’acier qui accrochent la passerelle, une échelle en U à sept barreaux plaquée contre la coque et les hommes sont déjà sur le pont... c’est fini. La forteresse en armes est tombée aux mains de quelques gaillards sachant manier une kalachnikov en mâchant du khat. Les pertes sont minimes : un seul mort, un membre d’équipage terrassé par une crise d’hypertension.
Après un coup d’oeil sur le fret, le porte-parole des pirates, Sugule Ali, fait une première offre de rançon : 20 millions de dollars, somme très raisonnable vu le prix des tanks sur le marché. Et comme la polémique fait rage sur la destination de cet arsenal de guerre, notre chef flibustier donne une conférence de presse par téléphone satellite : « Notre problème n’est pas le propriétaire des armes, notre problème, c’est les 20 millions de dollars. » Dans l’heure qui suit, plusieurs navires de guerre américains et européens de Operation Enduring Freedom, chargés de lutter contre le « terrorisme d’Al- Qaida », se déroutent pour filer à toute vapeur vers le « Faina » désormais placé sous haute surveillance. Mission : empêcher à tout prix les pirates de décharger leurs armes en Somalie. Le monde vient de découvrir ce que tous les marins savaient déjà : les eaux somaliennes, où transitent 30 000 navires par an et un tiers du pétrole mondial, sont devenues les plus dangereuses du monde, un cauchemar pour la sécurité. « Attention ! A tribord, au 040, trois embarcations non identifiées... », signale la vigie sur la passerelle du « Commandant Birot ». L’aviso de la Marine nationale française est parfois détaché de la Task Force 150 pour lutter contre la piraterie dans le golfe d’Aden. Equipé de radars et d’une centaine d’hommes hautement qualifiés, le bâtiment est conçu pour lutter contre les sous-marins, mais trois canons, dont un de 100 mm, et une section formée à l’assaut peuvent réduire n’importe quelle bande de pirates. Pour les cargos isolés, les parades sont minces : naviguer tous feux éteints, placer des cordes de traîne dans l’eau à l’arrière en espérant que les pirates se prendront les hélices dans les filins, riposter au canon à incendie ou zigzaguer pour retarder l’abordage. Le plus sûr est encore le SSAS (Ship Security Alert System), un système qui donne aussitôt l’alarme, véritable cordon ombilical avec la terre. Du haut de sa passerelle, le commandant de l’aviso se désole en étalant une carte de la région : « Quatre millions de kilomètres carrés à surveiller, plus de 3 000 kilomètres de côtes, la région est vaste, bien trop vaste. Une agression signalée à 250 nautiques et il me faut... dix heures de route ! » Trop long.
Depuis le début de l’année, 69 navires ont été attaqués au large de la Somalie. Une douzaine d’entre eux, avec 200 membres d’équipage, sont amarrés au port somalien d’Eyl, dangereux et inaccessible, devenu l’île de la Tortue. La piraterie en Somalie n’est pas un débordement passager, c’est une industrie. Avec études de marché, renseignements économiques, formation des employés, hiérarchie d’entreprise et investissements à long terme. Tout commence dans les années 1990 par une révolte des gueux, celle de pêcheurs du sud du pays qui n en peuvent plus de voir sous leurs yeux les chaluts coréens et japonais racler la mer jusqu’au sable. Une poignée d’entre eux grimpent sur ces chalutiers sans permis et les mettent à l’amende. La misère aidant, les raids se répètent, et la colère prolifique devient une méthode. En Somalie, rien de ce qui est lucratif ne reste longtemps étranger aux chefs de clan. Aujourd’hui, quatre à cinq organisations concurrentes emploient une armée estimée à 1 100 pirates, anciens pêcheurs, miliciens en armes désœuvrés, marins, officiers en rupture de ban ou gardes-côtes qui maîtrisent la navigation, les lois, le GPS et l’art des faux appels de détresse qui attirent leurs proies. Sur tous les quais de la région, du Yémen aux Emirats arabes, les Somaliens de la diaspora, dockers et négociants, suivent le départ des bateaux et renseignent leurs frères au pays, des hommes d’affaires qui ont armé une centaine d’esquifs, coques en plastique, six à huit mètres de long, équipés d’un moteur de 80 chevaux, surpuissants, capables de semer un Zodiac moderne.
Quand les cargos ont décidé de passer au large, les pirates ont mis la main sur quelques bons gros chalutiers, des « bateaux-mères » d’où ils lancent leurs barques pour l’attaque, jusqu’aux Seychelles. Dans les camps d’entraînement, la formation dure plusieurs semaines, le temps pour les apprentis pirates d’intégrer l’esprit, la discipline et la méthode du pirate moderne. 1) Interdiction de toucher à la précieuse marchandise ! Manger la nourriture de l’équipage ou utiliser les toilettes des otages : 500 dollars d’amende. 2) Maltraiter un marin, un passager : 2 000 dollars. 3) 100 dollars pour un retard de retour de permission, 500 dollars pour avoir tiré sans raison ou refusé d’obéir. 4) 1 000 dollars pour s’être endormi pendant la garde. Et l’exclusion immédiate pour celui qui ose critiquer l’organisation ! Chacun a sa fonction et gagne ses galons à l’épreuve de la mer : l’officer n° 1, qui dirige l’assaut, l’officer n° 2, son second, et le technical military, chargé de l’emploi du lance-roquettes. « Je fais partie des coasty-guards », a confié fièrement un jeune pirate, la bouche pleine de khat, au commandant Patrick Marchesseau pris en otage sur son voilier le Ponant . Notre organisation a seize ans d’existence, plus de 300 combattants et une centaine de barques. Nous capturons au moins un bateau par mois (1) ! »
Le modèle de l’assaut est toujours le même. La clé ? La vitesse d’exécution : un quart d’heure à peine entre le départ du bateau-mère et l’irruption sur le pont du cargo. Il arrive qu’un marin rétif soit abattu ou que l’équipage doive s’allonger à plat ventre sur le pont chauffé à blanc par le soleil, mais ce sont des accidents, rares. L’important est d’entamer le processus des négociations, menées téléphone satellitaire à la main. A terre, quelques notables ouvrent un « tribunal » ou viennent à bord estimer le montant adéquat de la rançon, rarement inférieur à un demi-million de dollars. Ancrés au port d’Eyl, de Hobyo ou de Harardere plus au sud, les cargos attendront la fin des transactions, une semaine, des mois, toute une année. A Dubaï, Djibouti ou Mombasa, l’intermédiaire, homme d’affaires de haut vol et parfois lui-même armateur, négocie dans l’ombre. Dès le début de la guerre civile en 1991, l’un d’eux octroyait généreusement des « permis de pêche » fictifs, à 8 000 dollars pièce, aux chalutiers de pêche. En cas de prise d’otages, toujours prêt à « aider », il s’offrait aussitôt pour récupérer le bateau en négociant la rançon. « A Dubaï, tout le monde connaît le capitaine Issé, armateur somalien. Toujours prêt à aider. Un homme riche, cultivé et charmant... que j’ai croisé dans tous les mauvais coups, dit un Occidental, expert de la région. D’ailleurs, ses cargos n’ont jamais été attaqués ! »
Les clans, les sous-clans, les innombrables milices et leurs chefs dépècent la Somalie. Quarante pour cent de la population doit sa survie aux convois de l’aide alimentaire. Racket au check point, rançons, pillage des ONG, les fiers combattants volent, tuent et affament leurs frères somaliens. L’islam comme leitmotiv, mais l’argent comme unique religion. On ne se bat jamais dans un pays pauvre, et la Somalie est riche ! La pêche est belle le long des 3 333 kilomètres de ses côtes, on exporte des fruits et légumes dans tout le Golfe et plus de 50 millions de têtes de bétail, chèvres, vaches, chameaux. Quatre-vingt-dix pour cent des redoutables hommes d’affaires somaliens spéculent dans l’import-export et, chaque année, la diaspora envoie 500 millions de dollars au pays. Le marché somalien des télécommunications est en deuxième position, après l’Afrique du Sud mais avant le Kenya. Et la noria des escrocs chinois et australiens venus négocier les nouveaux gisements de pétrole, de gaz et d’uranium se cassent les dents face à leurs intermédiaires somaliens bien plus avides qu’eux !
Des Majertim, sous-clan des Darod maîtres du Puntland, aux Habarjidir, sous-clan des Hawaye, tenants du mouvement islamiste qui contrôle les deux tiers du pays, aucun Somalien n’est indifférent à la manne de la piraterie : 36 millions de dollars payés en moins d’un an, plus que les 20 millions de dollars de budget du Puntland, région autonome qui court entre le golfe d’Aden et l’océan Indien. Cette province, autrefois stable, n’est plus qu’un semblant d’administration, impuissante, infiltrée et corrompue, où les politiciens sont connectés avec la piraterie. La marine locale comptait six à sept vedettes commandées par des officiers. Sans salaire depuis des années, ils ont rejoint les pirates. Pendant deux ans, le gouvernement de transition somalien a entraîné 14 000 hommes pour constituer une armée. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? Deux mille à peine. Où sont les autres ? Ils ont rejoint les insurgés ou les pirates, bien sûr ! Les captures devenues hebdomadaires, le paiement des rançons par des armateurs soucieux de profit et de discrétion, ont boosté l’économie sauvage du Puntland. Les fêtes sont somptueuses, les avions de khat se posent désormais près des ports, les pirates achètent des tonnes d’armes sophistiquées, des voitures de luxe, font construire et prennent une troisième femme, signe de leur nouvelle richesse... Même les instituteurs quittent leurs classes pour se proposer comme interprètes !
Et Allah dans tout cela ? En 2006, les Tribunaux islamiques avaient pendu le chef des pirates de Hobyo. Les choses pourraient avoir changé. Des voix à la présidence du Puntland dénoncent l’implication des Shebab, les islamistes partisans du djihad d’Al-Qaida. Dans sa villa de Nairobi, au Kenya, l’ancien Premier ministre somalien du gouvernement de transition, Ali Mohammed Ghedi, est contraint à l’exil après avoir échappé à cinq attentats. Il est catégorique : « Les Shebab, un millier d’intégristes reliés à Al-Qaida, constituent l’organisation la plus puissante aujourd’hui en Somalie. Ils emploient une dizaine de milliers de miliciens et commanditent des prises d’otages qui rapportent des millions de dollars. » Pour lui, la piraterie est une joint- venture politico-religieuse, une mafia reliée au terrorisme islamiste. Grâce aux gains énormes de la piraterie, tout le monde gagne en puissance : « Cette mafia politique peut se transformer en une véritable armée dotée d’un parti politique puissant, et demain en un Etat en armes. Pour les Shebab somaliens, la piraterie peut devenir ce que l’opium est aux talibans d’Afghanistan. »
Evidemment, la tentation est forte : invoquer Al- Qaida, c’est avoir l’oreille des Américains. Il n’empêche, parmi les responsables insurgés mis en cause, on cite régulièrement le cheikh Yussuf Indahaddi, pilier du mouvement islamiste, qui ne boit plus, prie beaucoup et prospère dans le trafic d’armes. Et un autre chef des Shebab, le cheikh Mukhtar Robow, a appelé les pirates « à brûler ou à couler le cargo ukrainien et ses armes... s’ils n’obtenaient pas de rançon ». En Somalie, où l’argent fait office de drapeau, la piraterie est en train de devenir une industrie nationale. Le 2 juin dernier, le Conseil de Sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1816, qui permet aux navires de guerre de traquer les pirates jusque dans les eaux somaliennes. Le 16 septembre, des bateaux de l’Otan cinglent vers le golfe d’Aden pour escorter les convois du PAM, et la France propose de lancer une opération militaire aéronavale contre la piraterie. Deux signaux forts ont été envoyés aux pirates : la capture d’une partie des auteurs de la prise d’otages du « Ponant » et la libération par un commando du voilier le « Carré d’as ». « C’est bien, mais ce n’est pas assez. Les pirates ne reculeront pas. Il y a trop d’argent en jeu, dit un expert de la sécurité. Le seul moyen serait d’aller les chercher jusque dans leur fief... de détruire l’île de la Tortue. »
« Attention ! Droit devant. Paré à tribord. Tenez-vous prêts pour l’approche... », ordonne le commandant de l’aviso français. Devant nous, les boutres suspects repérés ne sont que deux misérables bateaux de pêche yéménites en route vers leur port d’attache après trois semaines de mer. Le « commando d’approche » envoyé à bord échange un peu d’eau, des poignées de main, quelques renseignements, et l’aviso reprend son cap. « Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage... » Sur la passerelle guerrière de l’aviso, on entend un passager terrassé par la chaleur rêvasser à voix haute. Face à l’océan, immense et dangereux.
Jean-Paul Mari Le Nouvel Observateur
(1) « Prise d’otages sur « le Ponant » », par Patrick Marchesseau, Editions Michel Lafon, septembre 2008.
23 octobre 2008
Par Jean-Paul Mari
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire