En Somalie, la moitié de la population risque la famine. Dans la Corne de l’Afrique, ils sont 11 millions de personnes à être en péril. La dimension de cette crise soulève des questions. Qu’est-ce qu’une famine au jour d’aujourd’hui ? Comment est-il possible d’avoir une famine alors que règne l’abondance ? Comment est-il possible, presque 20 ans après l’opération Restore Hope , que le secrétaire au développement du Royaume Uni, Andrew Mitchell mette en garde pour dire que « l’humanité est engagée dans une course contre la montre" en Somalie ? La famine sonne le réveil pour nous tous, afin que nous comprenions que certaines de nos priorités sont fausses.
Au Ghana, Andrew Adasi, un garçon de onze ans, a démontré sa compassion et son souci du sort des gens lorsqu’il est allé quêter de l’argent auprès des populationsen faveur des enfants de Somalie. La démarche de ce jeune garçon devrait nous stimuler tous à faire montre de considération pour les enfants menacés de la Corne de l’Afrique. L’Union africaine a nommé un autre Ghanéen, l’ancien président Jerry Rawlings, pour la représenter. Seuls quatre pays africains ont fait des dons et jusqu’à maintenant la réponse africaine n’a pas été à la hauteur de la tragédie. L’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) a aussi promis 350 millions de dollars pour assister les victimes de la famine en Somalie.
Pourtant, au milieu de cette crise, nous devons porter nos regards au-delà de la frénésie des collectes de fond et approfondir la question. Les famines et sécheresses sont bonnes pour les affaires des ONG et les organisations internationales dont les actions humanitaires ont des visées ultérieures. Je dois réaffirmer le point de vue selon lequel seule une confédération de sociétés démocratiques peut protéger la population d’autres désastres comme des famines dans la Corne de l’Afrique. C’est aussi dans le contexte de l’Union africaine qu’il sera possible de poser les fondations pour des conditions qui préviennent les famines futures et le militarisme qui prend pied dans le sillage des famines et des mouvements de population.
Il y a des entrepreneurs qui se sont rendus dans la région afin de vendre à la population une technologie qui génère la pluie. Ceci est une mascarade. La coopération internationale en vue de mettre un terme à la sécheresse et à la famine ne doit pas être l’occasion pour certains de s’enrichir. Je veux me référer à mon propre parcours dans la lutte pour la paix en Somalie afin d’élever ma voix en soutien aux peuples somalien et d’Afrique de l’Est à l’heure de leur détresse.
Militarisme et opportunisme en Somalie
La Somalie est le pays le plus homogène de l’Afrique. Mais il a été porté atteinte à cette homogénéité par les impérialistes lorsqu’ils ont divisé la population somalienne en cinq endroits différents : Djibouti, Ethiopie, Kenya ainsi que les différentes parties de la Somalie (l’une dominée par la colonisation britannique et l’autre par l’Italie). Ces divisions coloniales et partitions ont été aggravées par le colonialisme interne des Bantous somalis pratiqué par d’autres Somalis. L’indépendance de la Somalie, survenue pendant la Guerre froide, a été compromise par elle. Suite à l’indépendance obtenue en 1960, le coup d’Etat de Siad Barre en 1969 a introduit un régime populiste qui s’est proclamé socialiste et s’est aligné sur l’Union soviétique. Le même dirigeant est devenu un supporter déclaré de l’Occident après la révolution éthiopienne de 1974.
Siad Barre a envahit l’Ogaden, région éthiopienne, en 1977 et les Etats-Unis et l’Union soviétique ont immédiatement changé de camps. Les Etats-Unis qui était le soutien principal de l’Ethiopie se sont mis à soutenir Siad Barre. Avant la révolution éthiopienne l’Union soviétique soutenait Siad Barre. Le seul dirigeant et le seul pays qui aient préservé des principes ont été Fidel Castro et Cuba. C’est à ce moment que la décomposition de la Somalie a commencé. L’influence islamique a crû en raison du soutien financier et idéologique de l’Arabie saoudite pour les dirigeants politiques à Mogadishu.
La décomposition de la classe politique s’est accélérée après qu’elle ait été affectée par les intrigues et le militarisme des USA et de l’Arabie saoudite dans la Corne de l’Afrique et sur les bords de l’Océan indien. Depuis lors les Etats-Unis et l’Arabie saoudite ont soutenu, dans cette région, les forces antidémocratiques. Que ce soit à Djibouti, en Ethiopie, au Kenya ou au Yémen.
Siad Barre a laissé un héritage de manipulations ethniques et régionales. La manipulation des loyautés de clans a été aggravée par l’opportunisme intellectuel d’une partie de l’intelligentsia somalie et a persisté au-delà de la destitution de Siad Barre en 1991. Dès lors, la militarisation de la société a fait en sorte que les ressources du pays soient dirigées vers les chefs de faction qui menaient campagne pour le destituer. Lorsqu’il a été destitué, aucun de ces chefs n’a été à même d’étendre son leadership au pays tout entier. Militarisme et sécheresse ont conjointement mené à une famine massive en 1991-92. Ce factionnalisme persiste encore aujourd’hui et est le plus manifeste dans le Transitional Federal Government (TFG – Gouvernement fédéral de transition) soutenu par les Etats-Unis.
L’OPERATION RESTORE HOPE
Je me souviens précisément de décembre 1992 lorsque le président Georges Herbert Bush a décidé de lancer l’opération restore Hope en faveur des "victimes" de la famine en Somalie. Le mouvement panafricain était opposé à la dite opération parce que, à notre avis, une intervention humanitaire ne doit pas être militarisée. En décembre 1992, nous avions convoqué une réunion à l’université de Syracuse afin d’en clarifier la signification. Lors de cette réunion, j’ai dit à mes étudiants que je pensais qu’une intervention humanitaire en Somalie nécessitait la mobilisation de médecins, d’enseignants, d’agriculteurs, d’ingénieurs, et d’infirmiers, mais certainement pas de soldats.
Ali Khalif Galaydh était à cette époque professeur assistant en administration publique à la Maxwell School à l’université de Syracuse. Il a fait l’éloge de l’opération Restore Hope et a suggéré avec force qu’elle ramènerait la paix et la fin de la famine en Somalie. Il était évident qu’il cherchait à plaire aux politiciens américains et par la suite, et pour une courte période, il est devenu Premier ministre de la Somalie. Mais même soutenu par les Américains, il ne pouvait faire face à l’intensité de la politique somalie.
Avant le lancement de l’opération Restore Hope, le gouvernement américain, par l’intermédiaire de son secrétaire d’Etat assistant pour les Affaires africaines, Herman Cohen, avait clamé l’importance des Droits de l’Homme et de la démocratie. Smith Hempstone, ambassadeur américain au Kenya, a pris au sérieux les déclarations du département d’Etat et a travaillé étroitement avec une section des forces pro-démocratiques en opposition à Arap Moi. Ce dernier a usé de tactiques dictatoriales pour se maintenir au pouvoir jusqu’en 1990 et, au Kenya, diverses forces de libération ont bataillé afin de le destituer.
Les Etats-Unis étaient préoccupés par l’attraction politique et morale de Mwakenya et le soutien aux militants légaux faisait partie d’un plan visant à isoler la gauche dans l’opposition kényane. Lorsque Smith-Hempstone a intensifié son activité, les militants des Droits de l’Homme kényans y ont tellement bien cru qu’ils se sont mis à faire des plans pour un gouvernement d’après Arap Moi. Mais une fois l’opération Restore Hope en route, le gouvernement américain a changé de position et s’est mis à soutenir Moi lors des élections de 1992. Ce soudain changement de position était basé sur le calcul qu’il était préférable d’avoir dans la place un dictateur connu comme lui au pouvoir au Kenya, que des forces inconnues qui luttent pour la démocratie.
Avec Moi, les planificateurs américains de la sécurité étaient certains que le Kenya fournirait une base arrière sûre pour les activités militaires américaines en Somalie. Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, le Kenya a été intégré dans les opérations militaires américaines en Afrique centrale et de l’Est. Ainsi Moi a réussi à voler les élections et le Kenya demeure une tête de pont pour les opérations américaines en Somalie. Lorsque les Etats-Unis se sont adonnés à cette volte-face au Kenya, il est devenu évident que l’opération Restore Hope en Somalie n’avait pas de but humanitaire, mais faisait partie d’un plan des Etats-Unis pour garder un pied dans l’Océan indien
LA SOMALIE, UN ETAT RATE
Lorsque les troupes américaines de l’opération Restore Hope ont pris pied en Somalie, l’opération a alimenté les journalistes et ceux qui écrivaient sur les "Etats ratés" en Afrique. En Afrique de l’Ouest, un autre militariste semait la pagaille après s’être échappé d’une prison du Massachusetts. Ce fut la saga de Charles Taylor et la déstabilisation de l’Afrique de l’Ouest. Robert Kaplan a ainsi écrit son célèbre article " The coming anarchy in Africa" en utilisant les situations de la Somalie, de la Sierra Leone et du Liberia comme exemples. Je dois dire ici que c’est le travail diplomatique patient et prolongé, ainsi que les opérations pour la paix de la CEDEAO qui ont finalement mis un terme à l’instabilité au Liberia. On peut comparer cette expérience de rétablissement de la paix avec celle des Etats-Unis et du Kenya en Somalie
De nombreuses factions en compétition tentaient de plaire aux Américains, cependant que les Etats-Unis, sous couvert des Nations Unies, dominaient l’espace politique. Le chaos subséquent entretenu par des chefs de clans armés a entraîné la création de factions politiques armées, "les seigneurs de la guerre", dont les activités politiques ont conduit à l’association du nom de la Somalie avec le mot "chaos". Certaines agences qui se sont alignées sur les factions politiques ont commencé à proclamer que la Somalie était un " Etat raté". Je n’ai pas trouvé la formule utile comme outil d’analyse.
Bien que le terme soit utilisé par des journalistes et des intellectuels, il est utilisé de telle sorte qu’il est devenu vide de sens. Noam Chomsky a écrit un livre désignant les Etats-Unis comme un Etat raté. Le titre du livre est " Failed States : the abuse of power and the assault on democracy". Chomsky déclare que les Etats-Unis sont le principal Etat raté du monde. Je ne peux être d’accord avec lui, bien qu’il argumente que le gouvernement américain se complait dans l’anarchie et l’agression militaire hors tout cadre légal ; le concept de faillite (raté) est démobilisateur et détourne de la lutte pour le rétablissement de la loi
On ne peut affubler la Somalie du nom "d’Etat raté" parce qu’un Etat ne peut pas être raté. Les conditions en Somalie reflètent la faillite d’un gouvernement ainsi que celle de la classe politique. Le peuple somalien a cherché à dépasser les manipulations internes et externes. Dans la société somalie, les gens pouvaient toujours acheter de la nourriture, aller à l’école, importer et exporter des biens et opérer un semblant de service postal. Dans mon école de pensées, la formule "Etat raté" est un autre instrument de guerre psychologique destiné à créer l’impression que la population est invalide, composée seulement de ratés, nécessitant une quelconque forme d’assistance militaire ou d’intervention humanitaire militarisée.
En dépit de l’estampillage de "ratés" qui lui a été collée, le peuple somali a résisté à l’occupation militaire américaine et cette résistance était claire après que les Américains ont qualifié le dirigeant politique Mohammed Farah Aidid de seigneur de la guerre. Cette nouvelle propagande contre les "seigneurs de la guerre" était censée attirer aux Américains la sympathie de la population. En moins de six mois, l’opération Restore Hope s’est transformée, faisant d’un exercice humanitaire supposé nourrir la population aux prises avec la famine, en une guerre contre ceux que les Etats-Unis qualifiaient de seigneurs de la guerre. Les militaires américains n’ont jamais pu gagner le soutien de la population en raison de leurs comportements grossiers qui ont inspiré des sentiments anti-impérialistes auprès des gens de la rue. Des jeunes gens dans leur camionnette les ont mis en échec à Mogadishu. Une des plus cuisantes défaite que les Etats-Unis aient subi en Afrique a eu lieu lorsque ces jeunes gens ont descendu un hélicoptère Black Hawk en octobre 1993. Cette expérience a tellement choqué le public américain qu’en l’espace de quelques jours, le président Clinton a ordonné le retrait du personnel militaire américain.
Ceci a clairement démontré que l’intervention n’avait rien à voir avec une action humanitaire. Chester Croker, le doyen de la politique de déstabilisation en Afrique s’est cependant empressé d’affirmer, dans un long article dans Foreign Affairs, "The lessons of Somalia : not everything went wrong "(Les leçons de la Somalie : tout n’est pas allé de travers)
Parce que les présents acteurs de l’actuelle famine et sécheresse sont les mêmes que lors du désastre militarisé de 1991-92, il est important d’aller au-delà des apparences pour comprendre la continuité des stratégies militaires américaines en Somalie. Il y a un magnifique livre écrit par Michael Maren, intitulé " The road to hell : the ravaging effect of foreign aid and international charity" (Le chemin vers l’enfer : les effets dévastateurs de l’aide étrangère et la charité internationale). Dans ce livre, Maren relate son expérience personnelle de la manière dont la majeure partie des soi-disant organisations internationales travaillant en Somalie ont aggravé la situation en perpétuant une économie de guerre qui ne sert que les intérêts des agences d’aide étrangères et les militaristes.
Maren nous informe du nombre de ces ONG qui sont financées par l’USAID qui est elle-même subordonnée au Pentagone. Ce sont ces ONG qui ont fait appel aux militaires américains et à des contractants de l’USAID afin d’être protégées. Aujourd’hui, nous savons, grâce au récent témoignage de Don Yamamoto (du département d’Etat) sur Capitole Hill, que l’USAID est intégré dans l’AFRICOM, qui se présente comme une agence de développement, de diplomatie et de sécurité. Ceci est une nouvelle entourloupe dans le sillage de l’échec américain à propos de "la guerre contre la terreur " et l’inflation de la menace qui a fait que la Somalie demeure un espace d’instabilité en Afrique.
Samir Amin a correctement résumé le rôle des USA en Somalie, 19 ans après l’opération Restore Hope lorsqu’il a écrit dans Pambazuka : "Au final, tous ces efforts pour ‘stabiliser’ la Somalie se sont avérés vains. Mais la persistance du chaos n’incommode pas particulièrement les Etats-Unis. Peut-être même le contraire dans la mesure où c’est très utile, parce que cela permet aux Etats-Unis de justifier la poursuite de sa "guerre contre le terrorisme" ailleurs et à d’autres fins. Le chaos somalien ne préoccupe guère les autres pays de la région. Peut-être qu’il favorise l’acceptation des autorités d’Addis Ababa et Nairobi dans l’Ogaden somali, à la frontière du Kenya. Il se peut qu’il préfère ce pouvoir au chaos qui accompagne les seigneurs de la guerre, les clans et les mouvements islamiques ".
Ceux qui veulent soutenir la population somalie doivent se distinguer de ces ONG qui sont intégrées dans les plans du Pentagone, d’AFRICOM et de l’USAID. Il est important de retracer le rôle des agences humanitaires en Somalie depuis cette période, afin que le nouvel effort international qui veut venir en aide aux victimes de la famine ne soit pas compromis.
L’INFLATION DE LA MENACE ET LA JUSTIFICATION DE LA GUERRE GLOBALE AMERICAINE CONTRE LE TERRORISME
L’expérience de « Black Hawk Down » a effrayé les Américains au point que lorsque le génocide au Rwanda est survenu en 1994, Washington est activement intervenu afin d’empêcher un soutien humanitaire à ceux que l’on assassinait. Il y avait une situation où une véritable assistance humanitaire était requise, mais le Pentagone était tellement terrifié qu’il a empêché les Nations Unies d’intervenir. Ce n’est qu’après les attaques des ambassades américaines à Nairobi et à Dar Es Salaam, en 1998, que les Etats-Unis ont recommencé à sonner l’alarme contre ce qu’il appelait le "terrorisme" en Afrique de l’Est.
Pendant trois ans la population kényane a tenté d’obtenir une aide pour les blessés ou les familles de ceux tués en 1998, mais les Etats-Unis n’ont pas considérés les attaques au Kenya et en Tanzanie comme des menaces sérieuses. Jusqu’au jour des attaques sur le World Trade Centre en septembre 2001. Le problème pour les Etats-Unis était que beaucoup de gens au Kenya ne faisaient pas la différence entre les attentats à la bombe et la réalité de la terreur vécue du fait du gouvernement de Arap Moi soutenu par les USA. Au cours de la même période où ont eu lieu les attaques sur les ambassades, des centaines de personnes ont été tuées dans la Vallée du Rift, dans des violences instiguées par l’Etat et qui devaient déstabiliser la population.
L’environnement et les conditions favorables au terrorisme ont été amplifiés par la nouvelle implication en Somalie de l’administration de Georges W. Bush, après le 11 septembre 2001. La situation en Somalie s’est compliquée encore davantage lorsque Bush a intégré cette société divisée dans le cadre élaboré par son administration pour sa guerre globale contre le terrorisme, faisant du pays un point dans l’arc de la guerre globale à mener. Ceci était une stratégie qui visait à étendre l’accès global à l’Afrique dans ladite guerre, par le biais de ce qui a été désignée comme "la théorie bananière du terrorisme". Autant le Kenya que la Somalie ont été entraînés dans la géographie glissante de la terreur qui s’étendait de l’Afghanistan au Maghreb, en passant par l’Irak et l’Afrique de l’Est.
Les tentatives de solutions politiques internes à la Somalie sont devenues confuses devant cette déstabilisation régionale et internationale. Des factions politiques locales se sont armées, rendant la compétition politique à Mogadishu complètement militarisée. Les Etats-Unis considéraient la Somalie comme le terreau de ce qu’il a été convenu d’appeler Al Qaeda, dont la menace a été montée en épingle afin de permettre aux Etats-Unis de garder un pied en Afrique de l’Est. Il est vrai que quelques-uns des chefs politiques qui étaient armés étaient une menace, mais cette menace était dirigée contre la population locale somalie. Cette menace interne a été enflée par l’administration Bush.
Contrairement à ce que prétendent de nombreux analystes américains de la sécurité qui disent que les combattants somalis locaux sont liés à Al Qaeda et qui affirmaient que le conflit en Somalie était une menace pour la sécurité nationale américaine, la contradiction inhérente au conflit interne représente en réalité une dynamique qui ne peut être résolue que par le peuple lui-même avec les autres peuples de l’Afrique de l’Est. Cette dynamique régionale a été engluée dans une lutte internationale plus large pour le pouvoir, où les Etats-Unis prétendaient que les terroristes de Al Qaeda migraient du Pakistan et de l’Irak vers des refuges au Yémen et en Somalie.
En 2006, la guerre éclata en Somalie suite à un plan orchestré par les Etats-Unis qui voulaient créer une coalition des chefs de milice (Alliance for the restoration of peace and Counter-Terrorism - ARPCT) qui devait aider à pourchasser ceux soupçonnés d’être des agents de Al Qaeda. La défaite de l’ARPCT face aux combattants locaux a donné naissance aux Islamic Courts Union (ICU), une coalition de groupes politiques qui a pris la couleur politique de l’islam.
Le gouvernement ICU a rétabli la sécurité et l’autorité de la loi dans la majeure partie de la Somalie, pour la première fois en 16 ans. Le ICU a été largement approuvé par beaucoup de Somalis, y compris par ceux opposés à une domination islamique. Les contradiction contenues dans les dispositions d’un niveau acceptable de gouvernance par l’ICU et la contestation de la fraction de la population opposée à la domination islamique (en particulier les islamistes purs et durs à l’intérieur de l’ICU) étaient locales. Dès lors, la dynamique régionale voulait que ces contradictions soient résolues par les peuples somalis et leurs voisins. Mais afin de combattre les forces politiques qui se sont désignées sous l’appellation de ICU, les Etats-Unis ont appuyé quelques-uns des militaristes les plus détestables de Mogadishu.
Abid Samatar a écrit longuement sur les dangereuses conséquences de l’opportunisme militaire américain et a appelé à la collaboration avec l’ICU afin que l’abandon de la violence puisse gagner toute la Somalie. Mais les islamophobes, les éléments néo-conservateurs et les guerriers à l’intérieur de l’administration Bush, déterminés à enfler la menace afin que celle-ci corresponde au modèle de la guerre globale contre le terrorisme et le contre-terrorisme, sont restés enthousiastes pour une guerre prolongée en Somalie.
Après quelques ingérences dans les négociations de partage du pouvoir entre les dirigeants somalis, les Etats-Unis ont soutenu l’invasion éthiopienne de la Somalie en décembre 2006. Voilà un régime éthiopien discrédité, qui a fait usage de la menace, de l’intimidation et du meurtre afin de rester au pouvoir, servant de tête de pont pour une opération militaire en Somalie à l’instigation des Etats-Unis.
Le groupe Al Shabaab a joui d’une certaine notoriété parce qu’il s’était autoproclamé défenseur de la Somalie face à l’invasion éthiopienne. Al Shabaab a usé de la rhétorique anti-impérialiste afin de dominer et d’intimider la population et accéder à la reconnaissance internationale en 2006. Et en vue de monter une publicité maximale destinée à renforcer la notion de terrorisme en Somalie, les occidentaux ont eu recours à une firme de relation publique, Bell Pottinger. Les lecteurs intéressés peuvent maintenant établir la relation entre Bell Pottinger, News Corp., le scandale des pirates informatiques et les médias corrompus.
Grâce à la propagande de Bell Pottinger, beaucoup de citoyens avaient de la peine à distinguer entre le militarisme de Al Shabaab, les éléments soutenus par les Etats-Unis et les troupes ougandaises engagées dans la défense du Transitional Federal Government (TFG) de Somalie, revenu à Mogadishu suite à des années d’intrigues corrompues dans la capitale kényane.
Après avoir fait référence aux "seigneurs de la guerre" comme argument de destruction de la tentative la plus réussie pour sortir de la folie en Somalie en 2006, on a fait sombrer ce pays dans l’abîme des crises humanitaires et du terrorisme contre le citoyen ordinaire. Autant les seigneurs de la guerre soutenus par les Etats-Unis que les groupes islamistes comme Al-Shabaab, terrorisent la population.
La déstabilisation de la Somalie par les militaristes américains, sous couvert de contre-terrorisme, est bien connue. Un groupe de réflexion américain a écrit en 2008 : "Par conséquent, le soutien américain au contre-terrorisme ne consiste pas en la reconstruction d’un Etat. En fait il mine le processus, selon certains observateurs, en finançant et en offrant un support logistique aux paramilitaires armés qui résistent au commandement et au contrôle du TFG, même sil porte le chapeau du TFG… Le partenariat pour le contre-terrorisme a aussi miné les efforts de construction de la paix en encourageant les fauteurs de guerre dans le camp du gouvernement.
« Les politiques américaines de contre-terrorisme ont non seulement compromis d’autres agendas internationaux en Somalie, mais ils ont aussi généré un haut niveau d’antiaméricanisme et contribuent à radicaliser la population "
Le genre de résistance anti-impérialiste et ce que les analystes américains désignent sous le nom d’antiaméricanisme et de radicalisation, qui résultent de la déstabilisation née des efforts des Etats-Unis, doivent sans doute servir de justification pour la poursuite de la guerre contre le terrorisme en Afrique et pour l’enracinement de programmes comme AFRICOM. Le Kenya a été pris dans ces intrigues militaristes complexes et le processus démocratique a souffert du fat de la guerre américaine en Somalie. Ceci était évident lors de la campagne électorale de 2007. Je me suis aventuré dans le district électoral de Kamkunji et j’ai été témoin de l’enthousiasme de l’électorat pour un changement démocratique. C’est le district électoral de Nairobi où réside un grand nombre de Somalis. Lorsque les gens se sont enregistrés afin de signifier la nécessité de changement, cette élection a été déclarée invalide et jusqu’à aujourd’hui, 3 ans après ces élections, Kamkunji est sans représentant.
J’étais assis dans le Centre de Conférence Kenyatta pendant le dépouillement du scrutin et j’ai été surpris par le vol éhonté des votes lorsque les résultats ont été annoncés, qui ne correspondaient pas aux suffrages exprimés dans les districts électoraux. Lorsqu’il a été annoncé que le président sortant, Mwai Kibaki, avait remporté les élections, il y a eu des actes spontanés d’opposition dans tout le pays.
Une partie du leadership politique kényan a mobilisé des équipes basées sur des considérations ethniques afin de semer la terreur, alors que le secrétaire d’Etat assistant américain pour les affaires africaines, Jendayi Frazier, arrivait pour soutenir l’accord de partage du pouvoir entre les gagnants et les perdants. Suivi bientôt par Condi Rice, la secrétaire d’Etat, qui voulait s’assurer que l’infrastructure américaine de contre-terrorisme restait en place au Kenya.
Aujourd’hui, le US Africa Command s’enquiert, au cours de ses recherches, des causes de la violence de 2007-2008 au Kenya, sans examiner la peur d’une véritable démocratie et de la démocratisation au Kenya. La question de la paix et de la démocratie au Kenya et en Somalie sont intimement liées. Ce sont en effet les Somalis qui ont subi la majeure partie de l’assaut des Etats-Unis et des politiciens armés qui ont terrorisés la population en Somalie. C’est cette terreur qui a compliqué la situation humanitaire et perturbé les compétences de la population dans la gestion de la sécheresse persistante qui ont maintenant causé une crise alimentaire sévère. Mais les dirigeants corrompus du Kenya ont toujours profité des sécheresses et des famines qui représentent une nouvelle opportunité en or de se faire de l’argent à Nairobi et à Mogadishu.
A ce stade il est devenu plus apparent que la sécheresse n’est que la cause immédiate de la famine actuelle en Somalie. La raison cachée et principale reste la déstabilisation du pays par les politiques américaines qui, sous couvert d’aide humanitaire, promeuvent leurs intérêts militaristes au nom de la guerre contre la terreur dans la région. Cette même politique a affecté les peuples de la région de telle sorte qu’il y a une sécheresse à Djibouti, là où les Etats-Unis ont leur base.
A Djibouti, un gouvernement compromis se préoccupe davantage de servir les intérêts des Etats-Unis que ceux de sa population. La sécheresse et la famine sévissent en Ethiopie, mettant en péril des millions de vies, mais les militaires éthiopiens ont été les pions des militaires américains en Somalie, pays qu’ils ont envahi pour combattre l’IUC.
La politique américaine a aussi affecté négativement la population kényane où le gouvernement redoute une démocratie authentique parce que les Kényans refuseraient que leur pays soit utilisé comme centre d’interrogatoires et de base militaire américaine pour des opérations en Somalie. Les militaires américains ont aussi perturbé l’Ouganda qui a envoyé des troupes à Mogadishu pour participer aux efforts de maintien de la paix de l’Union africaine. L’Union africaine a certainement besoin d’éléments en Somalie, mais Yoweri Museveni s’est maintenu au pouvoir en adoptant les mêmes tactiques que les Etats-Unis, c’est-à-dire en maintenant des activités militaires dans le nord du pays plutôt que de rechercher une solution politique qui isolerait le Lord’s Resistance Army.
Au final, la famine pointe du doigt les priorités des Etats-Unis dans la Corne de l’Afrique. Après dix neuf ans de présence en Afrique de l’Est à travers l’opération Restore Hope, la famine est un rappel sinistre que la militarisation déplace les gens qui ne peuvent cultiver la terre et donc nourrir leur famille. Elle réduit la capacité de mobilisation régionale entre voisins pour gérer la crise de la famine persistante.
L’impact de la militarisation a été si sévère que même des organisations pro-impérialistes comme Human Rights Watch ont rejoint les rangs de ceux qui condamnent les tactiques des Etats-Unis en Somalie. Cette organisation ne pouvait que reconnaître la réalité : les activités des Etats-Unis exacerbaient la situation. Dans une tentative d’impartialité elle a distribué les blâmes.
Dans un rapport de 58 pages " You don’t know who to blame : war crimes in Somalia", Human Rights Watch a documenté de nombreuses violations au cours de la dernière flambée de violence de l’année écoulée, menées par les différentes parties au conflit. Le groupe islamique Al Shabaab, le Somali Transitional Federal Government (TFG), les forces de maintien de la paix de l’Union africaine (AMISOM), ainsi que les milices soutenues par le Kenya ou l’Ethiopie sont tous cités dans le rapport. Il cite aussi des violations et des crimes commis par la police du Kenya contre des réfugiés somalis. Même la BBC a exprimé sa condamnation de la politique américaine en Somalie. Son correspondant Andrew Harding a déclaré que la politique américaine concernant la piraterie, le pétrole et la lutte contre le terrorisme sont les causes principales pour lesquelles il n’a pas été possible de gérer la sécheresse qui a mené à la famine. (http://www.bbc.co.uk/news/world-afr...)
Human Rights Watch ne pouvait guère faire autrement compte tenu du fait que moins d’un mois auparavant Jeremy Scahill avait dénoncé la CIA pour ses prisons secrètes et ses centres d’interrogatoires en Somalie. Il a aussi accusé les autorités du Kenya d’avoir envoyé des Kényans dans les prisons secrètes en Somalie (http/www.thenation.com/article/16...). Famine et dictature sont deux des résultats des stratégies du contre-terrorisme en Afrique.
Récemment le US Africa Command a mené des tests de fragilité dans un nombre de pays africains afin d’évaluer des conditions potentielles qui pourraient mener à des situations révolutionnaires à l’instar de celles en Egypte et en Tunisie. Le fondement intellectuel des tests de fragilité était aussi solide que celui des tests de fragilité menés sur les principales banques américaines, toujours insolvables. La sécheresse, la famine et la crise humanitaire sont des raisons suffisantes pour démanteler le US Africa Command. Ceci parce que de nombreuses agences humanitaires refusent de collaborer avec l’USAID et l’AFRICOM. Les Nations Unies et l’Africa Union Mission en Somalie (AMISOM) doivent résilier le contrat avec Bell Pottinger si des hommes animés de décence doivent considérer sérieusement la nécessité de faire une contribution positive pour sortir de la véritable tragédie de l’Afrique de l’Est.
Lors d’une audience récente au Congrès, le département de la Défense, le département d’Etat et l’USAID ont tous présenté AFRICOM comme une agence de développement, spécifiant qu’elle a les ressources pour mener à bien des programmes d’assistance humanitaire en Afrique de l’Est. Prétendre qu’AFRICOM est une agence de développement apporte de l’eau au moulin de Al Shabaab qui refuse l’assistance humanitaire aux populations déplacées par la sécheresse et la famine.
Selon les reportages des médias, Al Shabaab a quitté Mogadishu. Mais nous sommes d’accord avec Abdi Samatar pour dire que Al Shabaab, le TFG, les forces de l’Union africaine et les militaires américains ont tous contribué à aggraver la situation de la majorité de la population de Somalie.
L’Union africaine et les forces progressistes en Afrique doivent s’impliquer davantage dans la lutte pour la démocratie au Kenya, en Somalie, à Djibouti et en Ethiopie. Des gouvernements dictatoriaux et corrompus sont davantage intéressés à rester au pouvoir qu’à résoudre la crise de la famine ou se préoccuper des problèmes et besoins de leur population. Les forces progressistes ont réussi à s’opposer à la guerre contre le terrorisme, de sorte que le gouvernement américain utilise désormais le terme "opérations d’urgence outremer" au lieu de "guerre contre le terrorisme". De même les forces progressistes doivent collaborer avec ceux qui, véritablement, veulent offrir un soutien humanitaire aux populations d’Afrique de l’Est.
forces progressistes doivent s’assurer qu’avec cette crise nous ne prenons pas un nouveau chemin vers l’enfer.* Horace Campbell est professeur en études africaines et en science politique à l’université de syracuse. Il est l’auteur de "Barack Obama and the 21st century politics : a revolutionary moment in the USA" voir : www.horacecampbell.net - Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
Source : http://www.pambazuka.org
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